Oscillant entre fantastique et film noir, Jacky Caillou, premier long-métrage de Lucas Delangle, orchestre une histoire de désir magnétique et captivante, où les êtres semblent happés par une force surnaturelle qui les dépasse.

C’est une pratique étrange. Une technique ancestrale transmise de proche en proche qui défie la rationalité moderne. Gisèle Caillou est magnétiseuse dans un petit village perdu des Alpes-de-Haute-Provence ; son petit-fils, Jacky, s’occupe d’elle. Sentant ses forces décliner, Gisèle entreprend d’initier le jeune Jacky à cet art mystérieux, pourtant apte à soigner les maux inconnus et les blessures prétendues incurables. D’emblée, le premier long-métrage de Lucas Delangle instaure une ambiance nimbée d’inquiétude et de secret. Tout paraît à la fois irréel et profondément terrien, tant ce film est ancré dans une ruralité aux rituels institués — à l’instar de ce pèlerinage qu’effectuent Gisèle et Jacky sur la sépulture des parents de ce dernier : on parle aux morts, puis on crache sur leur tombe, comme pour laisser un peu de soi auprès de ceux qui ne sont plus. La vie s’écoule sans heurts dans ce hameau niché dans les montagnes : on travaille, on élève des moutons, on retrouve des amis pour s’enivrer le soir au bar du village. L’équilibre de cette petite communauté est soudainement inquiété par l’arrivée d’un homme et de sa fille, Elsa (incarnée par la troublante Lou Lampros), qui souhaitent recourir à la science de Gisèle. Tout a été tenté pour guérir la jeune Elsa, mais la médecine moderne n’a rien pu faire. Une étrange tache ronge le dos de la jeune fille, s’étendant de plus en plus pour développer des conséquences morbides et presque surréalistes. A partir de cette intrigue première, Lucas Delangle déploie une trame narrative qui ne cesse d’approfondir et de creuser une énigme que le film conservera presque jusqu’au bout. A la pratique du magnétisme, répond l’émergence d’un mystère : la mort sauvage de brebis, et la crainte de l’apparition d’un loup dans le village. Loin de se contenter d’accumuler une série d’éléments perturbateurs, Lucas Delangle développe un art de la mise en scène où le moindre détail devient signifiant, où les corps et les êtres semblent lentement happés par une force qui les dépasse.

En ce sens, la mise en scène concentre toute la tension dramaturgique sur les personnages et le désarroi croissant qui les saisit.

Un monde au creux de la main

L’intérêt de Jacky Caillou réside dans sa faculté de rejeter hors-champ ce qui pourrait venir expliquer une réalité toujours plus opaque. La pratique du magnétisme, la maladie d’Elsa, la crainte larvée d’un loup meurtrier dans la forêt, tout cela n’apparaît, pour ainsi dire, jamais à l’écran. En ce sens, la mise en scène concentre toute la tension dramaturgique sur les personnages et le désarroi croissant qui les saisit. La caméra de Lucas Delangle s’approche toujours plus près des visages et des mains des personnages : souvent plongés dans une demi-pénombre, les visages s’obscurcissent au fur et à mesure qu’une force ineffable terrorise les villageois et égorge les brebis. Plus précisément encore, tout tourne autour des mains de Jacky Caillou : geste élémentaire de la pratique du magnétisme, l’apposition des mains à quelques centimètres du corps du patient, est également le symbole de la volonté d’une prise sur un réel récalcitrant. Alors que Jacky fait ses premières armes de magnétiseur, le monde qui l’entoure s’emballe.

Film d’un monde à la cohérence ébranlée, Jacky Caillou se révèle également être un récit d’apprentissage : sommé de prendre la suite de sa grand-mère, le jeune Jacky découvre en même temps que la pratique du magnétisme, la difficulté d’agir face à un cas inédit, et se confronte au désir sexuel. L’intérêt de ce film tient dès lors dans la contradiction qu’il met au jour : Jacky souhaiterait tenir, si l’on peut dire, le monde au creux de sa main — tel semble être le pouvoir d’un magnétiseur. Mais le premier cas — celui d’Elsa — que Jacky entreprend de traiter lui file entre les doigts. C’est précisément l’ambivalence de cette force qui est portée à l’écran : capable de prouesses frisant le fantastique — à l’image de cet oisillon qu’il ramène à la vie en le prenant entre ses doigts — Jacky se heurte cependant à l’impossibilité de soigner Elsa. S’il croit dur comme fer à la possibilité de résoudre ce cas désespéré, sa grand-mère l’avait pourtant mis en garde : « Ne jamais croire au miracle », soulignant que le magnétisme n’est ni une science exacte, ni un art infaillible. 

C’est là que réside la subtilité du long-métrage de Lucas Delangle : bien plus qu’un simple thriller, ou qu’une immersion dans les coutumes du milieu rural, il met en scène un acte de foi dans ce qui paraît incroyable. Les paumes tendues, Jacky reproduit en un sens le geste éminemment religieux de celui qui souhaiterait guérir le monde du bout de ses doigts. Dans ce village assiégé par l’irréel, Jacky tâche d’endosser le rôle d’un roi thaumaturge, qui aurait le pouvoir de donner une seconde vie aux êtres rongés par la mort et la maladie. Toujours suggéré entre les lignes, le sacré affleure sous une forme presque païenne, comme pour renouer avec une mythologie ancestrale, dont la pratique du magnétisme serait l’ultime symbole.

Le monde semble se dérégler, le mystère s’épaissir, mais la force du film est de parvenir à faire exister à l’écran ce qui ne saurait apparaître.

Filmer l’incroyable

Mais alors que le fantastique innerve le film, la mise en scène évite à chaque fois la facilité qui consisterait à exhiber les ressorts de l’irréel. Jamais spectaculaire, Jacky Caillou réussit avec brio le pari risqué de faire entrer des éléments fantastiques dans un film qui ne l’est pas au sens premier du terme. Le monde semble se dérégler, le mystère s’épaissir, mais la force du film est de parvenir à faire exister à l’écran ce qui ne saurait apparaître. Les plans alternent entre les grandes étendues de forêts inquiétantes, et les visages toujours plus préoccupés des habitants, lentement gagnés par le malaise — tel le personnage du gendarme forestier, ami de Jacky, qui perd son sang-froid face à une situation hors de contrôle. En réactivant à travers ce long-métrage la sempiternelle « peur du loup », Jacky Caillou invite à une méditation sur la position de l’homme face à l’inconnu. Aux prises avec son désir de devenir magnétiseur, tout comme son désir naissant pour Elsa, le personnage de Jacky vient incarner cette inadéquation profonde de l’homme face à ce qui le dépasse. Magnifiquement incarné par Thomas Parigi, à la fois robuste et fragile, maladroit et sincère, Jacky est l’archétype de celui qui croit à l’incroyable, fût-ce à ses dépends.

Enfin, à travers cette attention marquée aux mains des personnages, Lucas Delangle livre avec Jacky Caillou une véritable métaphore de la création cinématographique, où la main du magnétiseur se fait le symbole de la main du cinéaste, chef d’orchestre de ce conte à la fois moral et fantastique. L’usage subtil du zoom dans le cadrage, permettant en de brefs instants de resserrer le cadre sur les mains ou le visage de Jacky — comme dans cette scène où il épie à travers la porte entrebâillée sa grand-mère tenter de guérir Elsa — joue comme l’introduction de la main du cinéaste au cœur du film. Si le miracle n’est pas de ce monde, Jacky parvient toutefois, dans un ultime geste, à démontrer que son art n’est pas vain. Entre désir d’impossible et inquiétante étrangeté, Jacky Caillou se révèle magnétique de bout en bout, comme un conte vénéneux mais admirable, où l’on ressort hanté de ces personnages à la beauté minérale.

Jacky Caillou, un film de Lucas Delangle, avec Thomas Parigi, Lou Lampros, Edwige Blondiau, en salles le 2 novembre 2022.