Avec Les Ogres, Carole Costantini propose une relecture contemporaine et sombre du Petit Poucet, sans ménager les sensibilités. Loin d’une version édulcorée jeune public – auquel ce conte n’était pas destiné à l’origine – la maquette présentée au Festival Fragments promet une pièce forte et poétique sur un enfant qui refuse son sort. Dans la nuit noire, Poucet est cette petite lumière inépuisable qui se bat face à la mort qu’un adulte accepterait avec résignation.

Il était une fois (aujourd’hui)

Forme libre par excellence parce qu’inspirée de traditions orales sans âge, le conte suppose néanmoins le respect de quelques règles. Carole Costantini, en conteuse avertie, joue avec aisance et non sans une certaine inquiétante étrangeté sur ces repères, à commencer par ceux de l’univers fantastique. Comme une fine couche de vernis craquelé, le merveilleux peine à colorer le monde effrayant de réalisme d’un enfant né prématurément puis abandonné à la DDASS : Poucet.

Les prémices de cette histoire, qui nous est pourtant familière depuis l’enfance prennent ici une forme étrangère qui nous confond. Dans cette version, il n’y a pas de bûcheron, pas de frères ni de petits cailloux blancs. Seulement une mère, subtilement interprétée par Gilbert Traïna qui « n’[a] jamais rêvé d’avoir un enfant » et qui étouffe, « deux chaînes aux pieds piégée. » Dans ce conte d’aujourd’hui, l’incapacité à nourrir les enfants n’a rien d’économique. Elle se joue sur le plan psychique et symbolique.

Une nouvelle interprétation du Petit Poucet à travers le prisme d’un « mal de mère »

Habilement, Costantini modifie les causes et les enjeux de l’histoire pour proposer une nouvelle interprétation du Petit Poucet à travers le prisme d’un « mal de mère », sujet souvent tu, et pourtant bien réel. Cette dernière devient alors le premier ogre de l’histoire : « elle (seule) est peut-être à la fois celle qui rejette l’enfant et celle qui l’engloutit, en ne lui permettant pas de déployer les ressources nécessaires à son développement. » Un démarrage quasi freudien donc, où la mère devient ogresse et se fait l’écho des frayeurs d’un enfant encore au stade oral.

Une « histoire d’amour »

La particularité de cette narration, c’est le lien qui existe entre la conteuse et Poucet : une relation-projection.

Toutefois, ce n’est pas sans balises narratives que l’on s’embarque dans la forêt du Petit Poucet. Car le conteur, qu’incarne Carole Costantini, toujours nous montre la voie, posant les jalons chronologiques qui ramènent à la vérité universelle et originelle de ce conte. Ainsi, on en reconnaît les motifs clés tels que l’abandon parental et la ruse du jeune héros espiègle, considéré benêt, qui espionne et fomente des plans de survie. La particularité de cette narration, c’est le lien qui existe entre la conteuse et Poucet : une relation-projection, qui rend le récit personnel et intime. Plus qu’une simple actualisation, Les Ogres est une réappropriation, une invention modelée dans la chair de ce personnage-frontière qu’est le narrateur, entre la fiction et le réel, entre son alter ego Poucet et le contact avec le public.

Or ce miroir que crée Carole Costantini est une invitation à vivre le conte tel qu’il s’est transmis à travers les âges : non pas en fable moralisatrice mais, comme le souligne Bruno Bettelheim, en médiateur et catalyseur d’émotions et de concepts, permettant de guérir enfants et adultes de leurs traumas inconscients. Pour jouer ce rôle, le conte du Petit Poucet active deux leviers essentiels, la peur et l’effroi, que ce fragment vient sublimer dans un magnifique théâtre d’ombres.

Outre l’apprentissage de la gestion d’émotions parfois violentes, cette expérience permet à Poucet – et par extension à ses spectateurs – d’explorer le versant opposé de la peur – soit le désir, celui furieux de vivre et d’être consolé. C’est là que l’histoire d’amour peut commencer : avec la décision de se battre pour préserver le lien vital avec les Ogres.

Une langue qui répare 

Petit Poucet deviendra-t-il Ogre à son tour?

Première étape de la consolation, la mise en mots de la blessure d’abandon qui trouble, hache, empêche la parole de Poucet. « Ça va la casquette ! / pas bien la tête ! / pas de mots mais des oreilles ! » Dans l’univers familial, Poucet ne parle presque pas, il écoute. Maladroitement sa langue se libère : borborygmes, mots crachés entre deux silences, phrases coupées mais jamais suspendues. Par un jeu physique et organique, Sophie Warnant capture le verbe et crée l’accident syntaxique, permettant enfin à cette personnalité, part d’ombre comprise, d’émerger. Alors on comprend que l’histoire sera celle d’une langue en construction, d’une conquête d’identité face à des protagonistes dont l’être au monde n’est que dévoration d’autrui. Petit Poucet deviendra-t-il Ogre à son tour?

Avec douceur la scénographie se déploie progressivement, accompagnant la naissance de ce chant fragile. La scène est nue, à l’exception d’épars objets faits de matériaux bruts et naturels qui ouvriront la voie de Poucet lorsque le temps sera venu de commencer le voyage. La mise en scène, qui invite à repenser les relations humains/non-humains, vient contraster avec la violence – bien que symbolique – des rapports entre les personnages et contribue à équilibrer l’écriture dramatique du conte. Cette dramaturgie « écopoétique » permet aussi de sensibiliser le jeu, comme pour indiquer que la vérité de cette langue n’est pas dans ce qui est dit, mais dans le silence et le vide nécessaires qui la précèdent.

Enfin, même si ce fragment nous laisse aux portes de l’aventure de Poucet, il donne un aperçu condensé du travail profond et engagé commencé il y a deux ans par Carole Costantini et son équipe. La densité de l’extrait dévoile une prise en compte fine de la complexité de cette histoire et des différents niveaux de lecture qui en font la richesse à tous les âges de la vie, encore aujourd’hui. Dans ce conte sans fées, le merveilleux est une esthétique singulière, celle des Ogres : ces monstres ordinaires que l’on décide d’aimer.

Alice Bour

  • Écriture et mise en scène Carole Costantini, dramaturgie Marion Platevoet, avec Carole Costantini, Gilbert Traïna, Sophie Warnant.
  • Prochaine représentation le 15 novembre 2022 au Théâtre National de Nice

Crédit photo : @Vincent Beaume