Par elle se blesse, est le nouveau recueil de Julia Lepère, qui vient de paraître aux éditions Flammarion : un ensemble de fulgurances et de fragments qui sape toutes prises, toute clarté, pour nous embarquer dans la poésie comme évocation, insaisie ; et nous ravir, dans tous les sens du terme.

Il y a cette femme qui dit « je » et qui manque, corps-coeur du drame. Il y a ces absents, A., L., ces êtres qui défilent et imprègnent le texte de leur tapageuse imprésence. Et il y a la poésie, le besoin, la soif, le manque – car il manquera toujours quelque chose :

« J’ai joui tant de fois pour oublier que quelque part

J’attends encore de me réveiller »

Mais quoi ? Car ce n’est pas la déploration lyrique d’un réel qui insatisfait, car quel réel satisfait vraiment ? C’est ce qui gratte, ce qui coince, ne colle pas, in-adhérence du moi à l’histoire – l’injustice des départs, la déchirure des absences, la violence des fantômes, et pires encore sont ces fantômes présents, ceux à côté desquels on pourrait vivre mais dont on sent l’éloignement dans la profondeur du corps, alors « J’attends de descendre, dans la brûlure » ; comme qui tente de trouver la Raison de l’histoire, le Sens, presque d’un hégélianisme renversant. Car si s’efface ce qui fait corps, comment faire synthèse ?

« Le visage de A. se voit dans les nuages séparés

Dans l’épaisseur des nuages, la détresse de A. se voit

Je pleure pour qu’il pleuve

Et se dissipe »

Dire Tu te sépares de moi, arrachant la synthèse, éclatant le coeur-corps de l’histoire

tu laisses à la nuit la séparation / briser l’hétérogène – l’amour d’un être mortel, la besogne

quelque chose noir

Car il y a du Roubaud – du moins de ce Roubaud précisément chez Julia Lepère, de cette écriture qui creuse le gouffre de l’invisible, épuisée de l’impossible conjuration et pourtant : fragments, éclats, brûlure-matière de l’absence ; rien de plus présent que l’absence

« […] et les fantômes

font-ils des traces il dit qu’il oublie tout

et moi c’est le contraire alors sur sa carte

à elle je cherche

une ville blanche je suis allée partout

nulle part ne m’appartient »

La trace. Et le déracinement de l’absence. Le mot est lancé dans sa torpeur de fantôme, ce qui succède, désespère de nous succéder, toujours chevillée au corps la trace – pied de vigne, sang bouillant, défoncer les murs qui heurtent

« Il dit que dans l’arène le taureau

Doit embrasser

Sa fin mais tu, rouge d’étoffe soutiens toujours

La foule »

Être l’arène et se perdre à la foule – solitude au corps-coeur du tumulte, le devenir-séparé, le devenir-besogne de soi-même et l’étourdissement même

« Et mon sang, quand tu pars

Vers où peut-il aller »

Ne faire qu’un tour, parler de soi ; ce qui ne revient pas toujours à se dire, mais laisser poindre la parole; le reste viendra, le sens n’a pas sa place dans le désordre des départs, et rien n’en rend mieux compte que cette poésie heurtée, ces sursauts qui puisent encore longtemps dans l’être-seule

« […] je suis née à

La menace d’une braise

Dans ma gorge à moi

Les sexes les mots sont

Au point bleu d’une âme qui s’éteint sans connaître

Son gouffre,

Vous voyez »

Et ta gorge à toi Julia récite les fragments de l’histoire impossible et de la trace, des imprésences et du creux.

« Car endormi tu sembles voler et tes mains font des nœuds dans nos ventres, impossibles à défaire, tes doigts savent la plus précise des choses qui sonnent. J’ai vu mon enfant dans la toile de tes bras, de droites cités de sable des forêts de rochers des vers géants des filles machines là où tu as marché

Soudain ta peau de courant d’air s’est fermée. Tes yeux devenus troubles, froids, exorbités de houle, sans contours m’ont noyée »

Ce que serait alors la poésie : cette intranquillité manifeste et clairvoyante, cette saisie du mouvement, cette peinture de l’attente et de l’invisible :

« Nos paumes sont sans défense

Je reprends :

Il n’y a plus rien ici, ici c’est le sommeil le lieu d’un corps

blessé d’un amour morcelé, A. est encore parti »

Il faut lire le recueil de Julia Lepère, les fragments et l’histoire, l’absence et le fantôme, l’imprésence et la trace, il faut entrer dans ce quelque chose noir du avoir-été, lire encore dans la poésie ce qui habite les corps – qu’un corps d’être-au-monde, toujours une besogne – et ce qui les perfore :

« Oublie de respirer une fois mon corps a tant tremblé de fatigue ou de rage et peut-être de peur jusqu’à presque tomber »

Car c’est une poésie de l’envers, qui ne se répand pas en violence et larmes, mais qui regarde, cherche ce qui rompt les séparations, à se dés-arracher, une poésie qui retourne creuse fouille fouine malaxe aussi :

« Mais mon ventre est creusé par la soif de toi

Je fouille le vent pour y trouver ta voix »

Là où les autres seront toujours autres, altérité manifeste de l’impossible durable, frémissement impalpable de ce que désirer et aimer veut dire, il y l’éclat encore, la déchirure – surgissement du fragmenté, et les vies en morceaux ou morceaux de vie : « Ta voix me pèse, te perds à l’intérieur d’un lieu sans air et nous descendons encore, plus bas tes battements lents mon amour, ta tête tombée mon ange, derviche tourneur mon coeur que faut-il faire […] »

Il faut lire encore le recueil de Julia Lepère, s’éprendre avec elle des fantômes, compter ses morts – vrais ou pas, imprésents au moins, là où encore saturés de l’absence, parler à l’épris en nous.

Car encore Tu dis

« Et si je me couchais en attendant son corps »

Crédit photo : (c) Loïc Petit