En exergue de son nouvel ouvrage, à paraître ce mercredi 16 novembre, Paul B. Preciado rappelle les mots de l’armée zapatiste de libération nationale, le 21 décembre 2012, qui prédisait l’effondrement du monde telle que nous le connaissons. C’est en effet d’effondrement, de dislocation, de désarticulation du monde dont il est question dans Dysphoria mundi œuvre fleuve qui décortique la société contemporaine et annonce un changement profond de paradigme. 

Paul B. Preciado, invité par Laure Adler dans l’émission L’heure Bleue à l’occasion de la sortie de ce nouveau texte, explique que penser le vivant et se penser vivant fut pour lui la première pierre posée à l’édifice de la pensée de cet ouvrage. Ce dernier s’ouvre sur la mise en avant de sa propre expérience, de son propre corps, objet de questionnements de la part du monde dans lequel il s’est construit. De manière systématique et systémique, l’ordre social, médical, politique s’est attaché à définir son corps, et avec lui tous les corps, de manière binaire et entravante. Il explique qu’il lui a, de fait, fallu entamer un processus de transition pour que ses désirs de changement, qualifiés de « dysphoriques » par les institutions, soient acceptés : « Il fallait que je me déclare fou. Atteint d’une folie bien particulière qu’ils ont appelée dysphorie. Je devais déclarer que mon esprit était en guerre avec mon corps, que l’esprit était masculin et que le corps était féminin. À vrai dire, je ne ressentais aucune distance entre ce qu’ils appelaient l’esprit et ce qu’ils identifiaient comme corps. Je voulais changer, c’est tout. ».

Pour lui, cette dynamique, potentiellement pathologisante et normative, relève d’une radicale violence, d’une forme de mécanisme colonialiste : les institutions dominantes, par catégorisation entravant la réalité de son être, ont posé des frontières arbitraires, ont dessiné des contours qui n’étaient pas les siens, ont nommé une réalité qui ne correspondait pas nécessairement à son vécu. De cette violence systémique découle la nécessité d’une résistance active, qu’il entr’aperçoit déjà, et qui ferait entrer les corps dans un processus de décolonisation. Face à des institutions socio-politiques incapables de reconnaître un corps vivant et sa puissance de désir et de vie, au-delà des catégories binaires, Preciado propose une cartographie de leur effondrement à venir.

Prémisses et points de départs théoriques 

En 2020, alors que la pandémie de Covid modifie les perceptions et les mouvements de chacun.e, Preciado entame l’écriture de cet ouvrage qui constate les premiers indices de l’effondrement de notre monde. Il propose à la fois de les mettre au jour et d’entériner leurs effets par la réappropriation du terme « dysphorie » à des fins théoriques. Il s’agit pour lui de décatégoriser toutes les strates de ce qui compose le corps social mais également les corps individuels. Pour cela, il souhaite repenser l’histoire de la psychiatrie, de la médecine en général, l’histoire de la sexualité, celle de la culture et des constructions sociales.

Il explique que « ce livre tente de décrire les modalités de ce présent dysphorique et révolutionnaire » que nous vivons. Le vaste projet qui y est entrepris est à la fois de décrire le monde qui s’effondre par dislocation, qui ne peut plus se trouver en accord avec les catégories et les structures qu’il a longtemps tenté de maintenir, et les conditions des corps en son sein qui subissent toujours son influence tout en amorçant un changement profond de son paradigme.

Cet ouvrage circulaire instaure les prémisses d’une révolution en détaillant ses composantes et ses origines. Preciado établit un dialogue avec les écrivain.es, philosophes, penseur.ses qui ont amorcé la démolition des structures constitutives du monde contemporain où « le capitalisme a cessé d’être un système de gouvernement parmi d’autres, ou une idéologie politique ou économique, pour devenir “la réalité pure”, face à laquelle il n’y a pas d’alternative ». Le monde, organisé de manière souvent binaire, se soumet à un système de politiques et de technologies dominantes qui, grâce à un appareil de représentation structuré, influence tous les corps qui le composent. Ce monde, cristallisé autour de symboles et de mécanismes transcendants, s’est construit grâce à des récits structurants, univoques, et de fait, chaque corps se retrouve modelé et modifié par les institutions qu’il traverse, par les chemins qu’il croise en son sein.

Cependant, de plus en plus de voix se dressent contre ce façonnement restrictif des corps par la société dans laquelle nous vivons, et cet ouvrage s’en fait le porte-parole : « Nous ne sommes pas de simples témoins de ce qui se passe. Nous sommes les corps par lesquels la mutation arrive et s’installe ».

OUT OF JOINT

Face à l’apparition du refus d’une grande partie du vivant à se subordonner à des catégories et à des institutions dominantes, qui apparaissent comme des structures sociales, on assiste à un effondrement lent et progressif de toutes les catégories. 

Cette mutation, c’est celle du monde et de ses composantes : « La condition épistémo-politique planétaire contemporaine est une dysphorie généralisée » ; Preciado constate rapidement que le monde lui-même se retrouve dans une situation de non-adéquation avec les catégories qu’il a longtemps essayé de maintenir et d’imposer aux corps en son sein. Face à l’apparition du refus d’une grande partie du vivant à se subordonner à des catégories et à des institutions dominantes, qui apparaissent comme des structures sociales, on assiste à un effondrement lent et progressif de toutes les catégories.

Par l’utilisation systématique de l’expression « out of joint » au fil des chapitres de Dysphoria mundi, l’auteur décrit et met en pratique ce changement de paradigme. L’expression en elle-même, empruntée à la scène 5 de l’acte I d’Hamlet, implique, selon les traductions, un état de désarticulation, de dislocation, de distorsion. Déjà utilisée par Derrida, elle rejoint l’idée de non-adéquation impliquée par le terme « dysphorie ». Le monde contemporain est présenté dans un état d’implosion et Preciado déconstruit de manière thématique, chapitre après chapitre, tout ce qui compose notre « société de contrôle », expression empruntée cette fois à Deleuze et Foucault ou encore à Burroughs qui dépeignaient, de manière littéraire ou philosophique, un changement de paradigme à venir.

Ce sont ainsi toutes les composantes des corps qui sont présentées comme « out of joint » et étudiées dans leur structure actuelle et à venir – la différenciation sexuée, l’identité, le sujet moderne, la respiration, la reproduction notamment. Il en va de même, de manière croisée, pour les composantes du monde qui participent à l’enfermement de ces corps – les frontières, la surveillance, l’organisation ou encore l’histoire.

Régulièrement, le narrateur lui-même se présente comme « out of joint » en interrogeant successivement sa condition d’Être nomade, son rapport aux relations intimes, les étapes de sa transition, ce qu’il fut, la maladie et le confinement durant la pandémie de Covid, l’arrivée du changement qu’il pressent, et ainsi la place depuis laquelle il écrit qu’il s’attache profondément à extraire des catégories binaires et structurelles du monde.

Cette dynamique mène à la mise au jour de la dysphorie du monde qui ne peut être résolue que par sa « transition vers un nouveau régime épistémique, ce qui implique de transformer la taxonomie hiérarchique des corps vivants ».

L’optimisme comme méthodologie du changement

Si le monde dans lequel nous vivons est désormais désarticulé, désorganisé de manière profonde, cela ne doit en aucun cas être source d’angoisse ou de défaitisme pour toustes celleux qui cherchent à en abolir les structures. En effet, Preciado propose, en fin d’ouvrage, l’idée selon laquelle, dans cette lutte nouvelle, « l’optimisme est une méthodologie ». Dans une « lettre aux nouvelles activistes » il s’adresse à celleux qui entérineront les changements profonds de ce système. Il affirme qu’iels ont « commencé un soulèvement mondial contre l’usage de la violence et de la mort comme techniques de gouvernement de la Terre » et que c’est par l’usage de l’optimisme, de la douceur et de la bienveillance que cette révolution saura se maintenir. Grâce à cet optimisme et loin de la violence des structures d’un monde qui s’effondre, il avance la nécessité de réactiver une puissance désirante hors des catégories de genre, des catégories sociales ou raciales.

Enfin, dans cet optimisme, il avance la beauté de cette révolution en germe, « mais il ne s’agit pas des normes de beauté hétéro-normatives, coloniales et aryennes avec lesquelles nous avons grandi : le corps blanc et mince, les cheveux blonds, les yeux clairs. Symétrique, souriante, valide. Non. Vous inventez votre beauté en revendiquant d’autres vies et d’autres corps, d’autres désirs et d’autres mots. » ; cette beauté passe, selon lui également par la forme de cette lutte, qui construit elle-même son histoire et son « patrimoine révolutionnaire ». Celle-ci « ne provient pas [des] parents génétiques, mais d’une transmission souterraine et latérale d’affections et de connaissances, d’une contrebande culturelle et bâtarde défiant les clans, les gènes, les frontières et les noms. » Cette lettre conclusive permet à Preciado, à l’issue de son ouvrage, d’affirmer que celleux qui luttent ne le font pas seul.es, et qu’une grande partie de cette lutte doit passer par la reconnaissance de nos pairs, par la bienveillance et l’optimisme qu’il entrevoit.

Outre l’annonce d’un effondrement à venir, ce texte est également une formidable force de déconstruction, grâce à son optimisme radical mais également à sa forme profondément poétique. L’ouvrage est visuel, le rythme est lancinant, les décompositions sont construites et elles-mêmes rythmées par des « oraisons funèbres » scandées qui ponctuent le texte et qui entérinent la fin d’un monde.

Référence :

Dysphoria mundi, Le son du monde qui s’écroule, Grasset, Paris, novembre 2022, 592 p.