Et si le Moyen Âge insufflait un nouvel élan à la poésie contemporaine ? C’est l’hypothèse que Claude Favre propose de suivre dans son dernier recueil, Ceux qui vont par les étranges terres les aventures quérant, publié aux éditions LansKine. A partir de l’œuvre de Chrétien de Troyes, la poétesse travaille et se laisse travailler par le motif de l’errance qui interroge en permanence l’horizon qui se présente, au loin. 

«Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant sont pour Chrétien de Troyes ceux qui errent, se trompent parfois, lisent entre les lignes, prennent hauts risques, écrivent parfois, inquiètent les automatismes, ébranlent les cadres, déterrent les noms secrets, monstres singuliers, précipitent la vie. »

Il nous faudra sans doute nous quitter pour errer 

Il est de ces pays qui ne sont qu’un départ et qui ne savent pas où vont tous ces errants qu’ils voient partir au loin. On a eu beau déjà voir filer certains vers d’autres aventures, il n’est jamais simple pour celui qui regarde partir de comprendre où vont ceux qui décampent, ceux qui se sauvent et ceux qui détalent vite pour qu’on n’aperçoive plus qu’un nuage de poussières derrière eux. Ils quittent un territoire qu’ils ont parfois aimé mais qui est désormais envahi par de nombreuses menaces formulées par des « fantômes déjà morts, avantage décisif » (Mathieu Riboulet). Ils partent, donc, et emportent avec eux le chant de leur récit qui se peut attraper par bribes en les voyant quitter la terre de leurs ancêtres, les sépultures de leurs fantômes à eux et à ceux dont ils étaient proches ; ils transportent avec eux les traces des récits de ceux qu’ils ne supportent désormais plus.

« Qu’est-ce que vous dites.

Qu’est-ce que vous faites.

Ton récit obstiné d’errance. »

Comme un cheval en cavale, les errants sont obstinés par la course folle plutôt que par la destination ; c’est qu’ils redoutent sans doute de ne jamais trouver la destination de leur repos. Ils deviennent le film muet de leur propre existence et galopent pour le faire défiler mieux : plus vite et plus distinctement. Difficile de savoir s’ils se courent après les uns les autres ou s’ils concourent à retrouver ensemble ceux qui les recouvraient et les tenaient ensemble dans un monde ancien.

« Membres fantômes. Trafic de sépultures, la tête décapitée d’Harihara au Musée Guimet, le corps à Phnom Penh. Têtes maories momifiées, éparpillées, avec des bons mots de présentation. Membre des supplétifs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, spectres, dits traîtres, bannis. Dispersés. Au vent. Que peuvent les noms des corps quand on ne les accueille pas. »

Claude Favre est une conteuse qui propose une certaine poétique de la narration : elle écrit des récits qu’elle  anime de son souffle, mis en mouvement par un certain rythme qui joue avec le motif de la ritournelle : Imagine / N’imagine. En reprenant des segments qu’elle répète – non pas pour revenir au même endroit mais pour reprendre le cours d’un récit interrompu -, la poétesse nous adresse une parole dont elle met en scène la propre transformation et continuation. Dans tout le recueil, elle invite en permanence le lecteur à un double mouvement contradictoire qui juxtapose imagination et abolissement, punition et absolution. S’il faut dire la vie de ceux qui partent, elle dira ; mais  ce recueil n’est pas strictement la retranscription du passage de ceux qui errent depuis : Claude Favre nous rappelle que ces âmes inachevées ont laissé la trace de leur passage par le regard qu’elles lui ont porté et qui marquent le rythme de cette écriture qui bute sur elle-même autant que sur les traces imparfaites qu’elle laisse.

« Imagine. N’imagine. Imagine. N’imagine.

Imagine l’enfant cherchant sous les décombres ses deux parents, qui s’évanouit.

Quelques images, les fièvres, les forêts en marche. »

Alors imaginer revient à se souvenir, même pour de faux. C’est le souvenir de ce que nous n’acceptons pas qu’il ne nous faut pas oublier. Une ancienne cicatrice à laquelle on ne prêtait plus guère attention, un faire-part délaissé sur le coin d’un bureau, un article découpé dans un journal que l’on avait voulu à tout prix conserver : tout se retrouve consigné dans les antichambres de notre mémoire. Les mots de la poétesse permettent à ces images de nous revenir, sans forcer la porte qu’on leur avait fermée, plus paisiblement qu’à l’origine. Ils résonnent avec une actualité anachronique, qui erre en nous et se confond aux mémoires collectives dont nous nous sommes extraits en nous construisant petit à petit.

    « Te souviens-tu des canots de fortune, bonne ou mauvaise chance. Des murs, barbelés, miradors. Des camps et de ce qu’on ne dit pas. De ce qu’on ne dit pas, te souviens-tu, de ce qu’on tait du commerce des peaux. D’aujourd’hui et des hommes. Dire.

(…)

Et de tes rêves te souviens-tu, de nos rêves hantés de présences collectives, tourbes des morts. En grande silence cohortes des morts, ombres, ombres d’ombres.

Ombres de quel enfant, que deviennent nos rêves. De quel enfant allons-nous naître.

Et puis la carcasse d’un cheval par un compagnon cheval un peu tremblant, veillée, insistant, puis ça et là, d’ordre et de désordre, à la peine, en bataille, les charognards.

Des chevaux, que deviennent les rêves. »

Enfance : sommeil sans définition

«Imagine les grands sommeils. Qui n’ont rien d’une définition.

(…)

Et la langue des autres, en grande silence.

Qu’est-ce qu’on fait du silence. »

Si la langue des récits est un discours bavard, le silence l’est tout autant. La nuit – plus que le jour – convoque plus aisément les moments suspendus au cours desquels nous arrivent les images confuses de nos récits passés. C’est un étrange endroit entre la tentative d’un silence et la tentation d’un balbutiement à peine murmuré qui profitera de l’espace de la nuit pour s’épandre un peu et trouver la forme juste, qui prendra marques.

L’enfance est un sommeil sans définition. Elle ne limite pas les mots, en invente souvent et parfois répète simplement pour apprendre ce que d’autres ont pu mieux formuler qu’elle, à quelques lèvres d’écart. Elle est l’expérience la plus physique de la langue, sans doute aussi la plus naïve : elle croit tout ce qu’on lui raconte, interroge sans cesse et lutte résolument pour que le mot exact finisse par sortir, quand bien même il faudra le répéter plusieurs fois pour que la prononciation retrouve enfin le sens qu’on avait goûté en soi.

« Les mots qui tentent le silence, les convoquer, qui ne peuvent se taire, raclent sous la langue, trouent tête et ventre, torturent, déchirent, exhibent les souvenirs, leurs diffractions. Et couinent, couinent. Et d’un seul mot, un sale petit mot arrêté contre les dents, qui fait ravage des autres, boucherie. Léger parfois, perdre. »

Dire et lire s’accompagnent souvent dans les récits de l’enfance. Ils grandissent à côte (souvent ensemble) et se préoccupent régulièrement l’un de l’autre. On nous donne un mot à lire qu’on apprend à dire ensuite ou on dit un mot qu’on écrira ensuite à quelqu’un d’autre, pour lui montrer qu’on sait et qu’on partage ce savoir. Chaque mot est un récit dans le creux de l’enfance et c’est l’adolescence, plus muette, qui résiste parfois au langage public. Tout devient étranger, tout change, se métamorphose et notre conscience erre entre les premières pertes et tout ce qu’on veut gagner en si peu de temps, la rage au ventre et les larmes aux yeux.

« Les récits obstinés de l’enfance. Chaque jour, premier jour. Qui arrache. Mais le sommeil n’est d’aucune définition. Le sommeil ou la folie. A se perdre, sans même y penser. D’affreux alcools, de défi à la vie, d’indiscipline et d’angles morts. En faudrait peu se taire définitivement. Sans tendresse ça fait les jours longs, les nuits cauchemars. C’est quoi le chagrin à quinze ans, un litre de mauvais whisky. »

Le silence laisse un espace aux fantômes qui disent avec leurs gestes – comme de mots, ils n’ont plus. Mais sans le « dire » , ils ne peuvent plus que lire ce que nous leur voulons, ce que nous leur disons et ce qu’on écrit d’eux. Ils sont les premiers lecteurs des récits qui disparaissent, les premiers yeux des ratures et des mots griffonnés à la hâte, en attente des suivants ; ils sont devenus les gardiens des errants qu’ils sont déjà eux-mêmes : c’est qu’«il existerait un peuple sans traces. »

« Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.

Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. »

Le futur sera comme en arrière de nous

Les mots qui nous manquent cavaleront toujours. Ils cherchent à rattraper les récits perdus, les mots errants et oubliés, les paroles partielles qui poursuivent leur moitié pour être enfin complètes et souffler, au repos. Il nous faudra encore errer un moment dans ces mondes sans traces, ces steppes arides et crevassées où s’enfouissent les vies qui sont passées par là, cavalant et errant. Les mots vont nous manquer mais nous pouvons au moins essayer de reconstituer le film muet – parfois déchiré –  de ceux qui vont et errent, derrière les lèvres décousues, par faim.

Quand les traces disparaissent, au moins peut-on imaginer les routes qui trafiquent les destinations, les îles absentes, les chemins recouverts comme les espaces disparus.

« On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa des géographies, par d’étranges rêves des traversées, de haute lutte quand de grand froid à désarmer la vie, à esquinter l’espoir, la vie change la vie. Quelques personnes, à peine un peuple, non pas un peuple, sans traces, quelques personnes, acharnées à leurs choix. Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente, et sans traces. »

Les vrais noms, quoi qu’on en dise, ne sont pas sur les cartes. Ils sont au fond des océans dans les épaves mythiques comme dans les déchets plastiques des embarcations de fortune de ceux qui ont payé pour une vie ailleurs, racontée de loin, souvent maladroitement. C’est qu’on ne connaît bien la vie de ceux qui sont partis que s’ils reviennent un jour, par les mots qu’ils renvoient aux yeux des mondes qui les attendent et pensent encore à eux toutes les nuits. Si la mer enfouit les traces et le sable dissimule les pas, il reste au moins le ciel, commun à tous, détenu par personne. Il rappelle à tous ceux qui en douteraient que l’avenir commun n’est pas encore écrit quand le bâteau disparaît au loin.

«Imagine qu’un visage soit un visage. Que le possible soit un visage. Imagine qu’un visage est un nom. Le nom d’un ciel. Un ciel est ton ciel. Le nom de ton épaule, ton nom de dos, ton nom qui bégaie.

Visages contre sable. Les bateaux quittent parfois vraiment les quais. »

Crédit photo : © Jean-Marc de Samie