Curieux ouvrage de prime abord qu’est celui de Joy Majdalani, petit livre rouge intitulé Le goût des garçons, paru en janvier 2022 chez Grasset. Rouge comme le désir, rouge comme le sang des premières règles, rouge comme la violence aussi, celle de l’adolescence et de grandir femme dans un monde où le désir se conjugue au masculin. 

E-ducation sentimentale

A première lecture, Le goût des garçons est un drôle d’objet, au style académique et au vocabulaire précieux qui lui confèrent un ton hors du temps. La narratrice nous embarque dans le récit de son adolescence, une éducation sentimentale particulière, dans un espace-temps légèrement flou où l’on devine le Liban dont l’autrice est originaire.

L’incipit donne le ton : « Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons » : à Notre Dame de l’Annonciation, collège catholique pour jeunes filles de bonnes familles, certaines collégiennes sèment le vice.  Le postulat de la narratrice est le suivant : c’est de l’envie de ressembler à ces filles que les mères inquiètes appellent les « dangereuses » – car les plus à-même d’amener leur progéniture vers la débauche – que naît le goût pour les garçons.

 « Leurs cuisses blanches sous leurs jupes, leurs décolletés obscènes dès qu’elles ouvraient les deux boutons supérieurs de notre uniforme à carreaux m’avaient propulsée dans une quête effrénée. Il fallait leur ressembler, car elles seules goûteraient un jour la vie dans ce qu’elle a de plus intense, goûteraient l’amour dans ce qu’il y a de plus éperdu. Il fallait leur ressembler : il y allait des garçons. »

La découverte des relations amoureuses et charnelles se fait d’abord de manière plutôt théoriques, à travers les récits rapportés des plus audacieuses, mais aussi via Internet. La narratrice tombe ainsi vite sous le charme d’Alex, dont elle ne sait rien mais qui l’a repérée aux abords du collège et la contacte par messagerie. Ses premières expériences seront donc virtuelles, Internet et l’écrit offrant la possibilité d’essayer des choses à travers les mots.

« Alors comme ça le monde de l’amour se tient toujours à notre portée. Cette dimension de l’existence n’est pas lovée dans les lieux interdits, les boîtes de nuit, les appartements des autres. La possibilité de l’amour est sur le chemin de l’école, à la sortie des cours, parmi les rue familières, il suffit de de, il suffit de. J’appris cela et bien d’autres choses. »

Une grande partie de cet apprentissage se fait depuis la chambre d’enfant de la narratrice, lieu de rêveries, de chat en ligne avec un mystérieux inconnu et de discussions téléphoniques enflammées avec les copines. Dans cet alcôve familier, la découverte est d’abord plus fantasmée que vécue.

Mécanique du désir 

Joy Majdalani examine avec une grande finesse les mécanismes du désir naissant : l’envie de plaire sans savoir ce que l’on cherche, ce que l’on croit savoir du sexe sans distinguer ce qui nous appartient et ce que l’on croit vouloir…

« Je me flattais à présent d’avoir visé juste, de savoir que mes fantasmes correspondaient aux mouvements instinctifs des garçons. J’étais née pour exciter. »

Le style s’emploie à démontrer l’ambivalence des injonctions qui régissent la sexualité des jeunes filles, entre pudibonderie et hyper sexualisation. L’écriture fine rend compte de sa sensualité et de ses dérives, le danger se trouvant toujours à l’orée du désir. L’envie prégnante de susciter le désir est alors retranscrite dans toute sa violence, démontrant une dangereuse innocence :

« J’ai longtemps espéré un viol »

Si la plume de Joy Majdalani peut choquer c’est parce qu’elle s’empare sans tabou de ces rouages pas toujours dicibles. Ce n’est qu’en grandissant que les jeunes filles apprennent à comprendre et classer les élans qui leur arrivent en masse brute et bouleversante à l’adolescence.

La grande force de ce texte réside justement dans le fait de mettre le désir féminin en première ligne et de l’examiner sans rougir, là où il est toujours amoindri, censuré, enrobé, contrairement à celui des garçons, habituellement admis comme allant de soi.

« On ne blâme jamais les garçons qui suivent leurs pulsions jusque dans les chattes des putains. Le désir des jeunes garçons, on le comprend et on l’excuse. »

« Les jeunes filles n’ont pas leur mot à dire dans ces grandes batailles. Elles en sont le butin. Plus il est inaccessible, plus il est précieux. Nos corps servent à mesurer les prouesses guerrières des garçons. Notre chair fait résonner le geste épique de ceux qui nous conquièrent. L’épopée de leurs désirs nous a tant de fois été contée. Nous connaissons la bravoure qu’il leur faut déployer. On nous a dit d’applaudir en écoutant l’histoire du garçon qui finit par obtenir la fille. Notre rôle est de résister, puis de céder, à l’usure. »

Le corps, manifeste de liberté

La narratrice s’obstine dans sa quête de la chair en dépit des brimades. Car la norme se déporte : aux règles imposées par les mères et les sœurs chargées de l’enseignement se substituent celles des pairs. Au sein du collège, la frontière est ténue entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ; il faut oser mais pas trop. La quête du corps est un jeu brûlant qui demande de connaître les multiples règles pour ne pas se compromettre, car celle dont l’élan l’emporte un peu trop loin peut vite se retrouver mise au banc du groupe. L’amitié féminine entre rivalité, admiration et humiliation sous-tend l’exploration de la sensualité : l’équilibre entre la transgression enviable et le comportement déviant, au sein de ces alliances de copines aussi cruelles qu’éphémères, est précaire et suit un code moral aussi fluctuant qu’intransigeant. Par soif de vivre, la narratrice finit par se lancer à corps perdu dans le sexe, faisant fi des injonctions.

« J’acceptai d’être pute pour être libre. Je ne rusai pas. »

La fin apparaît comme un ultime cri du corps et réaffirme le désir de la narratrice, et par là, sa quête de liberté.

 « Celle qui déroge à cette mécanique, personne n’en veut. Elle désire avant d’être désirée. (…)

Elle ne tient pas son rang, ne se refuse à aucune expérimentation.

Voilà comment sont les putains : à tort, on les croit faciles. En vérité, elles ne cherchent pas à résister. Ce que veulent les garçons, elles le veulent encore plus fort. Le sexe ne leur fait pas violence. Elles oublient qu’il leur faut feindre l’effarouchement. Avoir l’air de se refuser, au moins pour la forme. Ou avoir la décence de rester discrètes. »

Beyrouth ou non, le cadre importe peu tant il y a de l’universel dans ce que Joy Majdalani révèle de la force du désir des adolescentes et de l’ambivalence des normes qui l’entourent.

Crédit photo : © JF PAGA