Avec sa première fiction, décorée du Prix du premier film et du Lion d’Argent à la Mostra de Venise, Alice Diop plonge la maternité en eaux profondes. Inspiré d’un fait divers, Saint Omer questionne la représentation de la mère dans une œuvre sobre et énigmatique, à mi-chemin entre fiction et documentaire.

En pleine nuit, Laurence Coly dépose Élise, sa fille âgée de quinze mois, sur une plage de Saint-Omer, l’abandonnant à une mort certaine. Arrêtée, elle n’explique son geste que vaguement, incertaine des raisons derrière son acte ; elle invoque plutôt un sortilège qui l’y aurait forcée, un envoûtement jeté à distance. La jeune femme sénégalaise, venue en France pour ses études, se révèle être un mystère pour l’ensemble du tribunal, une énigme dont elle ne connaît pas elle-même la réponse. Cette énigme, nous la rencontrons à travers Rama, jeune écrivaine et universitaire fascinée par l’affaire, qui assiste au procès, pensant s’en inspirer pour sa nouvelle œuvre. Et là tient tout le film, dans la ressemblance de Rama et de Laurence, dont les vies différentes se répondent si bien : filles éloignées de leurs mères, femmes noires en France, (futures) mères pour qui la maternité, loin de l’image de carte postale, est une expérience cachée, un mot qu’on n’ose prononcer. Au fil du récit, les deux personnages nous apparaissent comme des reflets, un double trouble et troublant. Le long-métrage repose presque intégralement sur la relation étrange de deux femmes qui ne communiquent pas. Entre elles, il n’y aura en tout qu’un regard et un sourire échangé. Le procès agit comme catalyseur de ce lien ; il est le cœur du film, le centre, son point névralgique. Une place prépondérante affirmée par le nombre et la longueur des plans dans le tribunal. Autour, des scènes qui permettent d’entrer plus intimement dans la vie de Rama et de la comprendre en tant que  personnage principal : on la suit dans son quotidien, à l’université, dans son couple, dans sa famille, dans sa chambre d’hôtel. Placé entre ces fragments de vie, le procès, qui aurait dû être une parenthèse, finit par bouleverser entièrement son existence.

Caméra témoin ?

L’ensemble du cadre est offert aux visages, aux voix et aux yeux.

À l’image de son dernier documentaire Nous (2020), Alice Diop conserve un regard sensible et attentif. Plutôt que de composer des scènes de toutes pièces par le montage et la multiplication de plans, la réalisation préfère laisser se développer ce qui est filmé, silencieusement, et donner à ces instants le temps qu’il leur faut pour s’exprimer et agir sur le spectateur. Cette esthétique de caméra-témoin, qui nous assoit parmi l’audience du tribunal, permet de ne pas alourdir, par des effets de montage ou de mise en scène trop artificiels, la nature déjà très théâtrale du procès et l’attitude particulièrement composée de Laurence Coly. Les témoignages sont conservés presque entiers ; avant tout, la caméra écoute, recueille la parole, sans intervenir. Nous laisse-t-elle pour autant entièrement libres de juger cette femme et son acte ? Elle nous force en tout cas à embrasser pleinement la complexité de l’affaire, à ne pas aveuglément jeter le blâme sur la mère infanticide. Et pour cela, elle s’efface, laisse place à l’accusée. L’ensemble du cadre est alors offert aux visages, aux voix et aux yeux : pari risqué, puisqu’il suppose l’adhésion du spectateur au jeu des acteurs.

Saint Omer est ainsi un film à l’esthétique lente, austère, aux plans stables et fixes, épurés. Les quelques moments d’envolées, souvent accompagnés par les seules musiques du film, n’en sont que plus mystiques : nous sommes à notre tour marqués par le rythme cyclique des voix et des sons, victimes d’un envoûtement. La caméra cesse alors d’être témoin, devient actrice, mouvante, et quitte son écoute attentive pour agir sur l’image et sur le moment. Un rendu fidèle au désir de la réalisatrice d’être à la frontière de la fiction et du documentaire : le procès a été tourné d’un coup, presque sans coupes et sans indications de jeu, comme une reconstitution. Les acteurs ont ainsi dû vivre leur texte, leur rôle, sans halte pour reprendre leur souffle, recréant une vérité à part, distincte du fait divers qui a inspiré le film. Cependant, ce processus a également l’effet pervers de souligner l’artificialité de certains plans plus fictionnels. Quelques passages, notamment les flashbacks montrant la distance entre Rama et sa mère, paraissent ainsi superficiels dans leur nature et superflus, puisqu’ils ne font qu’illustrer une information déjà donnée et comprise par le spectateur. Dans un film qui réussit autrement à entremêler gracieusement ses deux natures, ces instants ressortent d’autant plus maladroitement.

Femmes chimères

Alice Diop filme les femmes. Elles occupent, dans le scénario, les thèmes et les images, la place centrale. La caméra se dirige vers elles comme intuitivement. Il ne s’agit pas seulement de Laurence et de Rama. Tout ici s’accorde au féminin : les étudiantes, la juge, les avocates, les jurées. Les figures d’homme sont rares et peu développées : compagnons de route, adversaires du moment, ils ne font qu’accompagner et illustrer la vie des protagonistes. Ils ne percent pas le mystère avec lequel toutes les femmes entrent en résonance. Ils en sont gardés éloignés ; ce n’est pas seulement qu’ils ne le comprennent pas, mais qu’ils ne le perçoivent pas. Ici, l’universel est féminin. Féminin et noir. Un choix conscient et politique de la part de la réalisatrice, une volonté de faire porter l’universel par celles qui restent encore considérées comme la marge, l’exception, le particulier.

Saint Omer s’émeut devant l’infanticide, « sublime, forcément sublime ».

Au travers de ces protagonistes, Alice Diop interroge la filiation, la maternité, et renouvelle par-là leurs représentations : elles en illustrent le trouble, le malaise. Loin d’être des mères comblées, elles sont contrariées, distantes, infanticides. Les femmes d’Alice Diop ne sont pas ce qu’on attend d’elles. Elles sont, aux yeux de la société, des monstres, des déviantes ; l’illustration parfaite de la folie. C’est cette image que le film va, inlassablement, remodeler. Comme le fit Marguerite Duras — par ailleurs citée — lors de l’affaire du petit Grégory, Saint Omer s’émeut devant l’infanticide, « sublime, forcément sublime ». L’esthétique de caméra-témoin n’empêche pas le film d’avoir un fort parti-pris. Il ne cherche pas tant à faire pardonner le geste de Laurence Coly qu’à le faire comprendre, dans sa complexité et sa morbidité. La justice est-elle propre à juger ces actes ? Son cadre institutionnel apparaît à la fois trop strict pour permettre de saisir la vérité mais semble aussi être l’ultime recours de la parole avant qu’elle ne soit étouffée. Mais le résultat du procès importe peu, en témoigne l’absence du verdict : c’est sa fonction cathartique qui intéresse la cinéaste. C’est sans doute de cette manière qu’il faut envisager la fin du film, qui détonne entièrement avec le ton et la progression de l’histoire, en nous sortant brusquement, par un air de piano, du tribunal et de cet épisode mystique. Rama, qui ne cache maintenant plus sa grossesse avancée, réconciliée avec sa mère, aurait réussi à purger son mal-être lors du procès. Si la soudaineté de cette fin laisse songeur, il faut sans doute y voir un symbole d’espoir, d’intégration de ces femmes monstrueuses qui réussissent enfin à briser leur sortilège

Saint Omer, un film d’Alice Diop, avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville, en salles le 23 novembre