Cécile Alduy est professeure de littérature et essayiste. Cette spécialiste des discours politiques  tente de comprendre ce que recèlent les sociolectes employés par ceux qui nous gouvernent. Son dernier essai, La Langue de Zemmour (Seuil Libelle), passe au peigne fin les écrits et les dires du polémiste d’extrême-droite. Au moment où le confusionnisme politique règne en France, ce livre salvateur dissèque une langue bâtie contre la langue et empreinte de domination..

D’emblée, l’auteur met en lumière un des écrits les plus frappants du candidat. Au moment où le coronavirus foudroie les villes européennes, Zemmour place au centre de son papier Hitler, auquel il s’identifie, déambulant dans les rues vides de Lutèce meurtrie. En plus de ce parallèle nauséabond, le journaliste manie divers artifices linguistiques dans le but est d’abêtir son lectorat. Ce procédé, terroriser puis rire, est la caractéristique la plus saillante du polémiste ; en faisant cela, il désarçonne et fait disjoncter la pensée. Cependant, ses références aux heures sombres de notre histoire ne s’arrêtent pas là : si Zemmour banalise le nazisme, il sous-entend que Paris est une ville décadente, avide de jouissances et inapte à la guerre. Par cette thèse malheureuse, il réhabilite la vieille rengaine moisie du pétainisme selon laquelle la France républicaine est une terre de perdition devant être matée par la réaction. Enfin, le polémiste conclut son papier sous l’égide du Général de Gaulle, le mettant sur le même plan que le Maréchal Pétain, recourant ainsi à un amalgame, méthode dont Zemmour est friand.

Confusion, terreur, dérision : voilà les stratégies du pamphlétaire pour semer le trouble dans les esprits. De cette analyse impeccable ressort un univers mental marqué par la violence, la mort, la domination, et tout ce qui touche à la guerre. En effet, pas un mot n’évoque les victimes du virus, puisque seul le passé est évoqué, condamné à se répéter dans une histoire qui ne connaît pas d’évolution.

La langue du polémiste fait du monde un champ de batailles permanent où nous devons nous faire loups pour ne pas être brebis.

De plus, Cécile Alduy met au jour un autre trait important des textes du journaliste : en effet, son corpus nationaliste et xénophobe décrit les relations humaines exclusivement sous le prisme du conflit. Selon ce dernier, une seule alternative régit Homo Sapiens : être victorieux ou conquis. Peu enclin à la nuance, Zemmour essentialise l’Homme en créant un climat de psychose chez nos concitoyens. Adepte d’un nietzschéisme et d’un darwinisme social grossiers, la langue du polémiste fait du monde un champ de batailles permanent où nous devons nous faire loups pour ne pas être brebis : belliqueux, son champ lexical est parsemé de référence à l’univers militaire (« charge » ; « soldat », « bombarder », « mitraille »..). Ainsi, cet imaginaire anxiogène cherche à empêcher la réflexion au profit du « réflexe » (Ellul) : en somme, il s’agit de se calfeutrer pour attendre l’ennemi, sans chercher à comprendre si ce dernier est vraiment une menace. Nous pourrions diminuer le poids des mots. Cependant, Cécile Alduy nous met en garde : la frontière entre un langage hostile et des actes violents est poreuse. A présent, étudions l’obsession du journaliste pour la notion de race.

De l’omniprésence de la race

Tout d’abord, il est frappant de pointer une constante ethnique, voire raciale, dans les écrits du polémiste : en effet, le terme « juif » est le seizième adjectif le plus utilisé dans ses essais, loin devant les mots « économique » et « social ». Mais pourquoi l’emploie-t-il autant ?

Pour conforter sa marotte idéologique à savoir celle de la « guerre raciale qui vient ». Employé 135 fois, le terme de race finit par être banalisé. En effet, l’anaphore érode la vigilance du lecteur qui s’acclimate peu à peu à celle-ci. Afin de rendre acceptable « la race », notion ambiguë et polysémique, Zemmour a la manie de citer la phrase du Général de Gaulle rapportée par Alain Peyrefitte : « La France est avant tout un pays de race blanche ». Ce procédé, visant à rapprocher un homme valorisé par une société et une notion répudiée par celle-ci, est qualifié de « manipulation par transfert affectif et transfert d’autorité » par Cécile Alduy. Puisque De Gaulle l’a dit, c’est forcément vrai et légitime.

Cette obsession raciale conforte l’hyper-déterminisme de la pseudo-pensée du candidat. Dans sa vision des choses, aucune émancipation n’est possible puisque les gènes condamnent les personnes à s’enraciner dans leur communauté et donc dans un supposé ethos qui caractériserait ces dernières.

De plus, cette obsession raciale conforte l’hyper-déterminisme de la pseudo-pensée du candidat. Dans sa vision des choses, aucune émancipation n’est possible puisque les gènes condamnent les personnes à s’enraciner dans leur communauté et donc dans un supposé ethos qui caractériserait ces dernières. Ici, nous voyons poindre la notion de Gemeinschaft développée par Tönnies : un homme n’est homme que parmi d’autres hommes, il accède à l’humanité exclusivement par une appartenance ethnique à laquelle il est pieds et poings liés. « Depuis la nuit des temps » est d’ailleurs une de ses expressions favorites : rappelons-le, n’importe quel professeur de lycée un tant soit peu sérieux rabâche à ses élèves à quel point il est stupide de commencer une dissertation par ces mots. En somme, Zemmour hypostasie la race, pille des auteurs tout en tronquant le sens de leurs déclarations, et cite des historiens comme Augustin Thierry dont la thèse sur les races conquérantes a fait le miel de l’ultra-droite collaborationniste. Cerise sur le gâteau, le polémiste évoque en permanence « le grand remplacement », théorie démentie par les démographes, selon laquelle la population française autochtone serait lentement supplantée par des immigrés allogènes.

Toutes ces logorrhées dépourvues de logique préparent le terrain pour diffuser ses idées, ou plutôt ses opinions : par exemple, la stratégie rhétorique du miroir est abondamment utilisée par Zemmour. Dans cet argumentaire, les dominés sont dominants : les femmes menacent la virilité des hommes et les immigrés (terme extrêmement nébuleux) mettent en péril l’intégrité d’un pays soi-disant immaculé. Si le polémiste récuse le caractère délétère de la colonisation française, il aborde souvent la « contre-colonisation » que notre pays subirait par le truchement des vagues migratoires. Au sein de ce gloubi-boulga idéologique, volontairement confus, les immigrés sont acculés à leur statut d’immigrés, tout en occultant le fait qu’ils sont souvent nés en France, donc français.

Enfin, si Zemmour donne une image d’un débatteur ouvert d’esprit, il n’en est rien. Certes, il discute mais il use d’hyperboles destructrices en ridiculisant tous les arguments qui pourraient disloquer son système clos. Également, son emploi massif des guillemets permet d’ironiser des notions chères aux démocrates : les droits de l’homme deviennent le « droit-de-l’hommisme », le féminisme un « totalitarisme » et l’égalité la « sacro-sainte égalité ». Contre les fondamentaux des Lumières, Zemmour manie une langue autarcique, archaïque et rétrograde dans une optique contre-révolutionnaire.

Destructeur de la langue, corrupteur du sens, adepte des thèses déterministes racialistes, le polémiste a en outre un goût pour remplacer l’histoire par le mythe.

La Fable contre l’Histoire

Afin de subvertir l’Histoire, Zemmour n’hésite pas à partir d’un fait pour le transformer en un symbole : Johnny Hallyday serait le signe de notre abaissement géostratégique, et il y aurait dans l’équipe française de football une mutation anthropologique qui découlerait de l’arrivée de nouveaux types de physiques « venus d’Afrique ». Ainsi, l’individu concret renvoie en permanence à quelque chose de plus grand que lui, et ce malgré lui.

Également, le roman national du journaliste contredit évidemment la scientificité la plus élémentaire. Reprenant la thèse de Renan selon laquelle il faut bâtir un récit national en occultant délibérément les passages les plus dérangeants de celle-ci, le polémiste fait feu de tout bois contre les historiens légitimés par les institutions. Ainsi, Bonaparte est déifié malgré le rétablissement de l’esclavagisme, et Saint-Louis est porté aux nues en dépit du fait qu’il ait fait porter la rouelle aux juifs de France. Pour reprendre la formule de Roland Barthes, Zemmour fonde ses fictions « en nature et en éternité » (Mythologies). L’ordre, la race, la nation, tout cela n’a pas d’épaisseur dans le réel, qui est fuyant, bigarré et contradictoire. Cela fait du polémiste un idéaliste, puisqu’il projette dans un éther immaculé et inamovible des notions qui sont prises dans le flot mouvant de l’Histoire humaine. Contre les inconnues, contre les contingences et contre le bon sens, Zemmour s’entête à ériger des lois immémoriales de l’humanité, cruelles et violentes, sanctifiant le droit du plus fort. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’il cite à de nombreuses reprises Charles Maurras pour qui la politique s’ancre dans des lois biologiques intangibles. Les termes de Zemmour trahissent l’aspect désincarné et transhistorique de son idéologie : « On sait que » ; « toujours » ou encore « on se souvient que ».

C’est le règne du syllogisme généralisé et du refus de la contextualisation, pourtant cruciale en histoire. Rappelons que cela sert sa cause ouvertement contre-révolutionnaire et identitaire.

En outre, le polémiste réactionnaire truque les phrases de ses ennemis idéologiques : ainsi, Simone de Beauvoir serait sexiste dans le livre qui l’a rendue célèbre, Le Deuxième Sexe. Or, la phrase est tirée de son contexte, tronquée, pour arranger la thèse du journaliste : il fait de l’existentialiste une essentialiste qui hypostasierait les femmes, ce qui est, admettons-le, malhonnête sur le plan intellectuel.

En outre, ce règne de la confusion entérine aussi l’interchangeabilité des personnages historiques, même si ceux-ci sont opposés en tout point. Pétain, le collabo, se retrouve mis sur le même plan que De Gaulle, chef de la France Libre. Tout cela dans le but de sauver la thèse éculée et maintes fois réfutées de l’épée et du bouclier, postulant que le Maréchal luttait contre l’Occupation allemande.

Enfin, l’amalgame, s’il est parfois cité à tort et à travers dans les débats médiatiques, est tout à fait pertinent pour cerner la rhétorique de Zemmour. Si la France est un composé chatoyant de peuples, le polémiste en fait un tout transhistorique dont le socle serait la Terre et les Morts (Barrès). Par cela, le journaliste anesthésie toute compassion à l’égard des étrangers, qui, avant d’être des humains représentent un danger qui altérerait la substance France. Or, rappelons-le, le théoricien de ce concept funeste a déclaré : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race ». Si Barrès est central pour Zemmour, Taine, Maurras et Bainville le sont tout autant. Tout ce panthéon est, faut-il le rappeler, anti-démocrate. Anti-républicaine, la rhétorique du polémiste l’est puisque les nationaux s’opposent aux barbares. Le groupe aurait une logique qui transcenderait les individus. Ainsi, l’étranger supplante l’homme et l’ennemi remplace le concitoyen. Il s’agit d’être « contre » : contre l’Islam en l’occurence. Tout cela se fait, comme toujours, au détriment des questions sociales.

Percutant et précis, l’essai de Cécile Alduy démêle le vrai du faux, dissèque et disloque un système clos sur lui-même, reposant sur des outils conceptuels flous, voire vides de sens. A l’heure où la langue est malmenée et la pensée simplifiée, ces distinctions linguistiques ne peuvent que servir la cause de l’émancipation.