Paru en janvier 2022 aux éditions L’Iconoclaste, le nouveau titre de Julia Kerninon interroge les mouvements du corps féminin, de façon presque dérangeante, après que celui-ci a été fendu par la maternité.

Un corps à la dérive

Toucher la terre ferme : dès le titre, Julia Kerninon nous invite à lire son texte autobiographique comme un récit d’exploration, dans lequel l’auteur navigue à la découverte de son propre corps. Entre familiarité et étrangeté, devant un corps-vaisseau qu’il s’agit de retrouver, l’auteur se donne comme horizon la réhabilitation de sa chair. Si dans les premières pages elle se débat en haute mer pour trouver de nouveaux repères, si la naissance de son premier enfant a déconstruit ce qu’elle savait de son corps, elle nous fait part, au gré de ses sensations et de ses souvenirs, du chemin non linéaire qu’elle va suivre pour se redéfinir « plus intensément [elle]-même ».

Changer de cap

« Mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’ai vacillé ».

C’est d’abord la sidération qui prend la femme de court quand, sur le parking de la maternité, elle envisage de partir : « Mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’ai vacillé ». En état de choc, elle avoue son incapacité à répondre aux sollicitudes permanentes (« quand le bébé se réveillait, réclamant d’une voix poignante maman maman, je n’étais pas là pour lui, j’étais pétrifiée »), son impression de brûler, immobile : « la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir ».

L’épreuve de la maternité est celle qui marquera le plus profondément le corps de l’écrivain. Sans nul doute, il y aura pour elle un avant et un après. Et l’on ne parle ici ni de la grossesse, ni de l’accouchement, mais bien du fait de devenir maman, d’ancrer son corps dans une autre routine, très prosaïque, loin du travail d’auteur :

« j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle […], la vie domestique, la platitude”. Désormais, dans son quotidien ennuyeux, ses traits de caractère ne lui sont d’aucune utilité.

La biographie romancée de Silvia Plath, écrite par Elin Cullhed à la première personne (Euphorie, aux éditions de l’Observatoire), évoque le même tiraillement entre bonheur et ennui des nouvelles journées de mère, et nécessité absolue de reprendre une activité cérébrale, créative. Jouer avec ses enfants n’est pas toujours source de satisfaction…

Si Kerninon évoque d’autres souvenirs ayant marqué son corps de femme, comme celui de « laisser quelqu’un entrer dans son corps », les changements hormonaux, la déformation, le sexe suturé (« quelqu’un que je ne reverrai jamais avait fait de la broderie sans me regarder dans les yeux »), être mère s’avère très différent : il s’agit désormais d’être deux, d’être lourde, d’accepter la promiscuité, de se rendre absolument disponible, comme elle l’énumère : « pour eux j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai accepté d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain ».

La jeune mère n’habite plus le même corps, ne reconnaît pas ses propres fluides (les seins poisseux de lait et l’odeur de miel, le sang), elle a changé de poids, de rythme. Elle en vient à craindre la confrontation avec le miroir :

« j’ai vu mes traits se creuser, se transformer à mon insu au moment où je n’avais pas le temps de me regarder et j’avais l’impression qu’un jour, en me démaquillant, j’allais relever la tête sous l’eau glacée et apercevoir une inconnue ».

Tenir son rôle

Même si devenir une laie pour élever ses enfants saura la rendre fière, « je les porte tous les deux à bout de bras dans la rue en revenant du parc, lourds et vigoureux comme des marcassins quand ils se débattent » , il n’en résulte pas moins une volonté farouche de ne pas être que cela, une mère-machine. Julia Kerninon décide de s’écarteler pour combiner les rôles, refuse de n’être qu’un corps exécutant, toujours debout et en mouvement, et veut s’assurer de la permanence de l’avant-mère. Il y a de façon synchronique la superposition des rôles, que l’on retrouve dans l’énumération des verbes d’action (« qui allaitait, qui berçait, qui portait, qui conduisait, qui cuisinait, qui embrasait, qui suçait, qui travaillait ») mais également de façon diachronique la superposition de celles qu’elle est, toutes celles qu’elle voit dans ses mains :

« aujourd’hui, toute la journée, je regarde avec curiosité mes mains courir sur le clavier, mes mains que j’ai vues agir dans tant de situations, découpant des tranches de citrons verts, roulant des billets, entrelaçant mes doigts à d’autres, mes mains chargées à présent d’une bague d’anniversaire, une bague de fête des mères, et une alliance. Et ce sont pourtant toujours les miennes, et elles frappent les touches comme elles l’ont toujours fait. »

Prendre le large

« Je ne suis pas plus ta mère / Que le nuage qui distille un miroir où longuement / se réfléter » : ce vers de Sylvia Plath tiré de « Chant du matin » pourrait illustrer ce que Kerninon tente de transmettre à ses fils, son besoin de garder ses distances, notamment en mettant parmi elle et eux le corps des livres. Elle s’impose comme lectrice et auteur, quitte à se tordre le corps pour ne pas étouffer l’artiste dans la maternité : « j’ai travaillé dur, sur le papier et aussi en dehors, debout dans la nuit, portant des charges trop lourdes pour mes épaules et mon coeur. J’ai mis mes enfants au monde dans la douleur, je les ai allaités en les tenant plaqués contre ma poitrine d’un seul bras pour pouvoir taper de l’autre main, ou en les balançant d’un pied en diagonale pendant des heures ». Elle ajoute encore : « Ce jour-là, le jour où ma mère me reproche de lire, dans le torrent de notre dispute, je dis à mes parents que je m’efforce de donner à mes enfants cela même qui a si cruellement manqué entre eux et moi autrefois , qui me manque cruellement encore aujourd’hui – de la distance ».

Accoster les instants de soi

Quand on voit Julia Kerninon se hisser sur la pointe des pieds pour embrasser son fils dans le lit superposé, comme elle se hissait autrefois sur la pointe des pieds pour embrasser son amant, passé et présent se surimpriment. La mère n’annule pas la jeune fille, elles se révèlent l’une à l’autre. Et même, l’avant-mère serait plus apte à transmettre que celle d’aujourd’hui :

« J’aime mes enfants, mais j’aime aussi me souvenir de la jeune moi marchant défoncée sur les trottoirs de Maybachufer à cinq heures du matin pour aller racheter des cigarettes au cinquième jour d’un marathon de lecture dans mon lit. J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là. Je la cherche souvent pour me retrouver. Je crois en plus que cette moi-là a des choses à apprendre à quelqu’un, davantage que celle qui écrit. »

Par ailleurs, avec l’apparition de l’enfant, on redistribue les cartes générationnelles : on fait de sa mère une grand-mère, mais on reste une petite fille. Les espaces de sa propre cartographie sont à organiser : la petite fille comme contre exemple, la femme amoureuse, amie, qui lit et écrit, enfin la mère, qui n’est pas beaucoup plus que la somme des identités qui ne se sont non pas succédé mais qui s’entremêlent, et continuent d’évoluer. Car il est bien question de cela : chercher dans le passé les forces nécessaires au présent, et apprendre pour ne pas oublier (idée énoncée par un oncle de Liv Maria, dans le roman du même nom). C’est en apprenant à être mère qu’on affirme l’enfant que l’on est restée, que l’on rend hommage à l’avant-mère. Le temps n’est pas linéaire. Le corps de la femme peut se laisser pénétrer de ses différents instants.

Amerissage…

Julia Kerninon nous invite au voyage de son corps. Si le personnage féminin de Liv Maria se sentait profondément divisé – « La nuit, quand Flynn lui faisait l’amour dans le silence du sommeil de leurs enfants, elle ne parvenait pas à se dégager de cette vision de son propre corps comme un territoire déchiré entre plusieurs nations, avec la cicatrice de son opération, les traces de feutre des petits sur ses doigts, les marques de brûlure de la cuisine » , nous suivons ici le chemin d’une réconciliation. Petite, elle faillit se noyer emportée par le courant, au large de Long Island. Après quelques errances amoureuses, où elle se décrit constamment « petite », « soeur »,elle trouve le père de ses enfants avec cette impression divine de « rentrer dans son lit comme si [elle] rentrai[t] dans le lit d’une rivière où nager ». En perdant les eaux, elle eut le sentiment de devenir « une passagère clandestine » au sein de sa propre famille, mais enfin, avec l’arrivée de son dernier enfant, vient pour elle la certitude d’arrêter de vagabonder. Comme l’héroïne de Liv Maria, c’est en se lestant d’un deuxième enfant, en équilibrant le poids dans ses bras, qu’elle s’assure de se maintenir fermement au sol, de ne pas partir.

L’écriture de Julia Kerninon, tenue et directe, marie les contradictions apparentes (entre pudeur et impudeur, déstabilisation et ancrage, flottements et détermination) pour démêler les nombreuses strates d’elle-même, à l’instant présent et depuis sa naissance, comme elle démêlait les kilomètres de guirlande lumineuse avant son mariage. Elle nous fait le cadeau d’écrire un livre d’une sincérité troublante sur le corps résistant de la femme. Et pour finir sur un lieu commun qui n’en est pas moins poétique, son corps accouchant dont elle parvient à être fière devient pour elle un modèle d’écriture :

« si seulement mon écriture pouvait un jour rivaliser avec ça – si seulement mes phrases pouvaient avoir cette force et cette certitude, cette élégance, cette absence de retenue, et pourtant cette hauteur. Moi qui avais toujours méprisé mon corps, voilà qu’il me dépassait. »

Un article de Lætitia Le Roux