« Et pour mon cœur et moi ont pris
L’hôtellerie de Pensée. »

(Charles d’Or.)

Riche automne où les éditions de L’Extrême contemporain publient Lettres dans la forêt, une correspondance entre Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, sur plusieurs mois, alors que les rencontres ne sont plus possibles – confinements obligent – mais que résiste la communication. Correspondance intime et intellectuelle, d’une puissante authenticité, ce livre nous ouvre à des réflexions riches sur la littérature, l’histoire, le nom, autant de thématiques chères aux auteures : grain à moudre, émulation intellectuelle, bouillonnement de forêt – mais surtout exercice de dialogue.

Paysage aux arbres verts, Maurice Denis © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice SchmidtSchmidt

En la forêt de Longue Attente, c’est un peu l’espace qui scinde comme un espace qui n’éloigne plus tout à fait,

mais alors un temps

deux temps

trois temps – ces mois qui séparent et procrastinent toute fin. Covid, le, la, ce qui ferme, corps, gorges, poumons, frontières – à ce qui confine donc la réponse est l’écriture, un garder-contact, une amitié lumineuse et une expérience de la distance qui n’existe plus tout en existant trop

Ces Lettres dans la forêt sont un petit bijou, expérience de parole et de dialogue, pour le partage – des mots qui doivent sonner en concepts. Et l’épreuve d’un dénuement aussi, tant se joue au fil des pages, des jours, semaines, mois, la vivacité de l’esprit qui cherche partoutouletemps à se prolonger. Tant aussi se joue cette authenticité de la parole dans le questionnement, dans l’échange : communication. Et faire de la correspondance une contagion

Dans ses « 9 poèmes de Mnémosyne », Jacqueline Risset écrit ceci qui pose la seule question qui vaille :

« mémoire cassée les deux jeunes filles

ont-elles trouvé un endroit où dormir ?

Cette route le jardin où nous sommes » / en la forêt de Longue Attente, qu’arrime l’échange, voire ce grand « échange-don »

Sans doute est-ce là le biais, là qu’ouvrir ces lettres : deux mémoires s’offrent en partage, s’interrogent dans le sursaut de l’amitié – on en connaît la généalogie, où communauté, communication, communion. Elles portent une histoire du nom donc, et se donnent au territoire commun de la pensée – la.le geste de pensée :

« Je suis violemment non-sûre de rien, comme-tout-le-monde, ébranlée, de la tête aux jambes. »

é.cri.t’Hélène – parce que le monde bouge, mais demeure le refuge de la forêt, où elle vit ce temps, mythologie personnelle. D’ajouter :

« A ma surprise, j’ai découvert, il y a des décennies, que – je n’écrivais pas, et même que je ne pouvais pas écrire sans forêt, et même que le verbe forêcrire est à l’œuvre depuis toujours en moi. »

Ces Lettres sont une correspondance, c’est-à-dire une coïncidence, une rencontre, « ça colle » aurait dit le RoBarthes, et ça colle là où ça parle, s’échappe. Correspondre n’a rien d’anodin, il faut penser le mot, le mâcher, le digérer longtemps – l’assimilation même – ce pour quoi l’attente de l’outre-forêt du présent. Ces lettres, s’écrivent d’avril 20 à octobre 21, on voudrait dire ces lettres entre Hélène et Cécile tant on se fait petite souris (Mauss) indiscrète et familière, tant on appartient à l’intimité des confinées, tant l’histoire de l’échange, dans sa délicate proximité – celle d’une correspondance – s’ouvre à nous, nous parle : corpscoeurmémoire, littérature, nom, nom de qui père-mère, nom du voyage : correspondance. Car déjà dans Une autobiographie allemande, c’était l’écho germanique de Cécile Wajsbrot chez Hélène Cixous, et inversement, et toujours correspondance – le mot coïncidence sans cesse gratte à l’esprit qui voudrait remplacer. Où se déploient les pensées délicieuses des deux auteures. Cette rencontre alors, ces croisements comme « l’orée d’une forêt à explorer »,

« Les arbres sont renversés par le vent. Couleur du vent ? Blême. »

d’une forêt où l’une écrit, certes, située de son mond’à-soi mais en partage, là où elle vient incarner tout en même temps un imaginaire et une culture intimes, de Cécile Wajsbrot ; des littératures médiévales aux attraits personnels, d’un goût de l’urbain, du vivre-ville, des quais de gares et des correspondances, encore. Un territoire commun de la parole donc, orée de bois et forêt profonde, où puise l’histoire, où les racines les plus imperceptibles parfois tressaillent, à mesure que l’écriture, que la littérature –

« Nous parlons littérature, ceci est une déclaration très forte. Oui, tu es de ces rares êtres avec qui je ne m’exile pas de littérature pour parler, avec qui, quand tu es là, nous sommes avec et en littérature naturellement. »

Car c’est bien là aussi l’un des enjeux les plus grands de ce que serait la littérature, rencontrer l’intime le plus vif à son devenir-universel :

« ‘Pour que la littérature advienne’, dis-tu ‘il faut un silence…’ Tu sais ce que je ne peux pas ne pas penser de cet événement : pour moi le silence est une cicatrice mal fermée, après une blessure, un crime qui nous aura tranché le souffle. Alors vient le besoin de sonder la plaie. »

Où les voix se mêlent, comme le flux des racines de la forêt, l’imperceptible et pourtant, la coïncidence, la rencontre, ce qui lie lit, se lit lie. Et qu’est-ce qu’une voix ? Qu’est-ce que l’immatérialité de la voix ? Comment porte-t-elle, elle aussi, une mémoire ? Et de ces voix qui se glissent dans les lignes que l’on écrit, que l’on lit ? Et Woolf, et Kafka, et Stendhal et Perceval ? Faveur des sociolectes, guerredon en abandon, à la lettre. Là où signer de son nom c’est s’ouvrir, aussi, à l’autre. Alors, comme le dit Claude Burgelin « un nom propre, ce peut être un lieu de mémoire. Une affaire de famille (et de sentiments mêlés). […] Ou une tache » : un autre lieu de mémoire où le sujet s’affranchit, tente. Pays de l’histoire : nom.

« Dès l’enfance j’ai connu l’énumération des noms – noms de personnes, noms des camps – dans les cérémonies de la mémoire, à l’emplacement du camp de Beaune-la-Roland où mon grand-père a été déporté avant de l’être à Auschwitz. Je crois que ces litanies m’ont interdit, en quelque sorte, de remplacer des absents par des noms fictifs. Un nom suscite une personne et comment se sentir le droit, maintenant, de faire, comme Balzac, concurrence à l’état ivil quand on sait que l’état civil peut se déliter d’un coup ? Qu’en dirais-tu, de cette histoire de noms ? »,

écrit Cécile Wajsbrot comme aurait écrit Hélène Cixous :

« Je suis née avec l’imprononçable, et jusqu’à aujourd’hui, j’entends tous les jours une variation, depuis les Quatsous quand j’étais à l’école, jusqu’à Cizou, Ciseau, Kousi, Sioux, Siskou, Cixoes […] ».

Itinéraire de Paris à Jérusalem, sur histoire du nom.

Correspondre, c’est toujours le temps retrouvé, car ressenti, éveillé. Demeurer au seuil de l’attente, où l’émoi de la pensée, où l’émoi de la rencontre – ce que suscite et élabore l’autre en nous, dans l’arrière-pays de nos forêts intérieures. Voilà sans doute ce qu’il faudrait dire de ce livre, qu’il invite & incite à cheminer aux correspondances, toujours suspendues au mouvement des réponses, dans le frétillement de la parole ouverte – Babel silvestre ou babil heureux – pour ce que l’autre communique en nous.