Poursuivant son exploration des écritures du corps, Zone Critique propose un article d’Olivier Henry consacré à l’absence même de ce corps dans les écris de Marguerite Youcenar.

La tentation du biographique est grande pour interpréter un ouvrage célèbre. Nous avons beau savoir, depuis que les structuralistes de la moitié du XXe siècle nous l’ont enseigné, eux-mêmes ayant reçu des formalistes la « matérialité pure du texte » en héritage, qu’une œuvre n’appartient plus à son auteur dès lors qu’elle est publiée ; et pourtant, nous continuons de penser la littérature au regard de la main qui la crée. Nous devrions – rationnellement – interpréter les évocations, les congruences stylistiques, les heurts sonores, les thématiques soulevées, les mots choisis et les impressions qu’un beau livre nous laisse ; et pourtant, nous succombons à l’envie de Voltaire en relativisant son implication contre l’esclavagisme. Il était tout de même engagé dans la traite des esclaves ! De supporter la crudité de Céline, en connaissant ses penchants misogynes et antisémites. De comprendre Proust en envisageant ses fréquentations de la noblesse décadente, fin de siècle, moribonde ou au regard de sa bisexualité. Comment ne pas associer les personnages féminins des ouvrages de Duras à l’auteure elle-même ? Il a fallu que cette expérience soit vécue. Elle ne peut pas être une construction fantasmatique. Sinon, comment comprendre l’œuvre ? Quelle maternité, quelle paternité lui octroyer ? D’où vient qu’un livre nous plonge dans des abîmes de pensées, si ce n’est voulu par son auteur ? Si l’intentionnalité, l’expérience vécue, l’influence du biographique ne sont pas probantes, quelle origine donner au pouvoir littéraire que procure un beau livre ?

Les réponses à ces questionnements ontologiques, je ne les ai pas. Je voulais partager un sentiment indécis concernant une auteure qui m’est chère. En étudiant passionnément les œuvres de Marguerite Yourcenar et en lisant les nombreuses critiques qui s’y rapportent, ont émergé plusieurs constats. Alors qu’elle est la première femme à intégrer l’Académie française en 1980, alors qu’elle se revendique dès les années 1960 « féministe universaliste », alors qu’elle compte parmi les premières femmes écrivains à obtenir de la part des pontes de la littérature une assise littéraire, Yourcenar n’a jamais valorisé le féminin dans son œuvre. Les femmes, les formes du féminin, le corps des femmes, les silhouettes du féminisme et plus encore les figurations des lesbiennes y sont absentes. Tout du moins, elles participent à une économie souterraine et semblent reléguées au lointain de la représentation.

Ni l’un, ni l’autre

Une plume masculine tenue par une main neutre, telle est conçue l’entrée des femmes au panthéon des hommes lettrés. Yourcenar ornera son discours d’accès à l’Académie française d’une pointe de malice bien méritée.

Son autorité littéraire, Marguerite Yourcenar semble l’avoir obtenue pour les mauvaises raisons, dans un premier temps. Autodidacte helléniste et latiniste, les hommes de lettres voyaient en elle la pratique d’une écriture dite « masculine » en ce que l’auteure favorisait le roman historique – discipline hautement accaparée par les hommes écrivains – et offrait la parole à des narrateurs masculins, hommes homosexuels ou bisexuels, consacrés par un imaginaire collectif masculiniste, au sein d’une époque historiquement marquée par les hommes. On pense aux Mémoires d’Hadrien (1951) ou encore à Zénon dans L’Œuvre au noir (1968). Il est ironique de constater que ces deux chefs-d’œuvre ont tous deux reçu le prix Femina pour première récompense… Notoirement homosexuelle, l’auteure a également subi les préjugés associés au lesbianisme. Pas totalement femme pour les uns, homme incomplet pour les autres, Yourcenar relevait du neutre pour le monde masculin de la littérature. Au sens étymologique : neuter qui, en latin, signifie « ni l’un, ni l’autre ». Il est nécessaire de comprendre que l’ouverture de la sphère littéraire aux femmes n’a pas eu lieu au sein d’une dynamique féministe mais bien par une forme de compromission qui recréait des catégories genrées absurdes mais réconfortantes pour les hommes de lettres. Une plume masculine tenue par une main neutre, telle est conçue l’entrée des femmes au panthéon des hommes lettrés. Yourcenar ornera son discours d’accès à l’Académie française d’une pointe de malice bien méritée : « Si je suis rentrée c’est avec toute la troupe des femmes qui aurait dû rentrer. Il y a Colette, Madame de Staël… »

La femme sans corps

Cependant, force est de constater qu’en dehors de cet essentialisme de l’écriture approximatif, une bipartition genrée et générique s’opère dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Le genre genré et le genre générique forment, dans son parcours, un tissage exigu entre sexuation et textualité. Sexe et texte ont d’ailleurs des origines linguistiques communes en sanskrit, berceau des langues indoeuropéennes. Ainsi l’on observe que l’auteure consacre la forme longue de ses écrits – c’est-à-dire le roman historique – au masculin et les plus courts récits – nouvelles, contes, légendes et fragments poétiques – au féminin. L’un est sujet narratif d’œuvres conséquentes, l’autre est objet de récits envolés. L’un est narrateur, l’autre est narrée. Aucune parole narrative n’est déléguée à une femme dans l’œuvre de Yourcenar. Alexis (Alexis ou le traité du vain combat, 1929), Erich (Le Coup de grâce, 1939), Hadrien (Mémoires d’Hadrien, 1951), Zénon (L’Œuvre au noir, 1968), Mishima (Mishima ou la Vision du vide, 1980) sont les figures majeures de ses romans ou de ses essais et sont le plus souvent les narrateurs de leur propre histoire ; alors que Kâli, la veuve Aphrodissia, la mère albanaise (Nouvelles orientales, 1938), ou encore Sappho (La Couronne et la Lyre) sont quelques personnages féminins contenus dans des récits courts et enchâssés relevant de la légende, de l’hommage ou de l’envolée lyrique. En d’autres termes, l’auteure donne corps au masculin, lorsqu’elle alors qu’elle occulte celui des femmes. Arrêtons-nous aux Nouvelles orientales et à l’ensemble Conte bleu, Le Premier soir, Maléfice (1927-1930). Ces courts récits reposent sur l’enchâssement narratif. Des narrateurs masculins s’adressent à des narrataires masculins et prennent pour objet le féminin. C’est ce que Luce Irigaray nomme l’hom(m)osexualité et l’hom(m)ologie : une parole d’homme à homme ayant pour objet la femme, l’éternel féminin, une construction genrée des femmes. Le premier cadre de la narration est donc un espace d’élocution masculine à destination des hommes dans les récits de Marguerite Yourcenar, même lorsque le féminin semble composer tout l’objet de l’ouvrage. Les femmes y sont réduites à la figuration dans toute la polysémie du terme et le corps féminin est remplacé par une silhouette éthérée. C’est le cas de la déesse Kâli qui, dans la nouvelle éponyme, est partagée entre son corps de prostituée et sa tête divine. L’un aspire à reproduire les gestes mécaniques du coït, l’autre pleure et déplore sa perfection passée, son immaculation perdue.

La main qui archive

Marguerite Yourcenar élabore des postures auctoriale et narrative autobiographiques qui ne sont qu’un leurre. Loin de l’écriture de sa vie, l’auteure perd son lecteur dans les méandres des archives et ne se raconte jamais que par l’entremise d’une mère qu’elle n’a pas connue et d’un père dont elle s’est émancipée.

Si l’on recherche la représentation de la lesbienne dans l’œuvre yourcenarienne, on ne la trouve pas. La lesbienne est la grande absente. Elle n’a aucune corporalité textuelle et ne prend jamais forme. Mais pour mieux se figurer son absence, il faut commencer par le commencement et souscrire à la tentation de l’autobiographique. Arkhè, en grec-ancien, signifie conjointement le « commencement » et le « commandement », « ce qui est à la tête de… » Arkhè a donné le préfixe « arch- » que l’on retrouve dans les mots « hiérarchie », « architecture », « archéologie » mais aussi « archive ». Dans son ensemble autobiographique Le Labyrinthe du monde, composé de trois tomes : Souvenirs pieux (1974), Archives du Nord (1977), Quoi ? L’Eternité (1988, posthume), Marguerite Yourcenar élabore des postures auctoriale et narrative autobiographiques qui ne sont qu’un leurre. Loin de l’écriture de sa vie, l’auteure perd son lecteur dans les méandres des archives et ne se raconte jamais que par l’entremise d’une mère qu’elle n’a pas connue et d’un père dont elle s’est émancipée. La voix narrative engagée n’est pas celle de la confidence ou de l’introspection mais celle plus construite de l’archiviste. L’intime n’est qu’effleuré et la vie vécue est celle du papier. L’archive, ainsi devenue témoignage, conduit le lecteur à travers le labyrinthe des généalogies, des héritages, des lettres, des notes laissées au coin d’un bureau. On ne saisit jamais, durant les quelques mille pages qui composent cet ensemble autofictionnel, ce qu’était Marguerite de Crayencour. On devine qu’elle s’est réinventée par l’écriture, qu’elle est devenue, par anagramme approximative, Yourcenar. En aucun cas l’autobiographie ne saurait, dans le cas de l’auteure, rendre compte de ce qu’est écrire-en-tant-que-femme-homosexuelle. Plus encore, alors que l’ensemble autobiographique pourrait être le lieu de la consécration du « moi », Yourcenar y prend moins la parole que ses propres personnages… mais pas n’importe lesquels. Hadrien, Alexis, Zénon, les hommes de ses fictions prennent vie, s’expriment, philosophent et débattent à la place de l’auteure. Dans le dernier tome de ce labyrinthe autobiographique qui n’en est pas un, Quoi ? L’Eternité, c’est Rimbaud que l’on exhume. C’est donc aux hommes de sa vie que Yourcenar dédie sa propre vie. C’est aux hommes de sa vie qu’elle dédie sa fiction. C’est aux hommes de sa propre fiction qu’elle dédie la fiction de sa vie. Labyrinthique… Peut-être que l’absence de la femme, de la femme-lesbienne, de la femme-lesbienne-écrivaine dans son labyrinthe autofictionnel serait une construction savante et savamment travaillée par Yourcenar pour nous enseigner que toute forme de connaissance du « moi », toute forme de catégorisation genrée du « moi », toute forme de cristallisation d’une écriture individuelle seraient, conjointement, des leurres.

Soi-même comme un autre

Nous nous tournons alors vers les entretiens biographiques puisque l’autobiographie nous a égaré dans un labyrinthe. Le biographique devrait représenter une médiation neutre et objective, étant donné que l’un est amené à reconstruire la vie de l’autre. Ce neutre, ce « ni l’un, ni l’autre » de l’écriture est envisagé par Matthieu Galey lorsqu’il compulse en 1980 les entretiens qu’il a menés auprès de Marguerite Yourcenar et qu’il a intitulés Les Yeux ouverts. Ce titre se réfère à la dernière phrase des Mémoires d’Hadrien, lorsqu’au seuil de la mort, l’empereur romain déclare : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts ». Une nouvelle fois, c’est un personnage masculin fictionnel qui ouvre le pas. Une nouvelle fois, c’est par la médiation du corps masculin que s’élabore la représentation de l’auteure. A l’époque, Yourcenar est pressentie pour obtenir un siège à l’Académie française, elle est déjà un écrivain institutionnel. Par ses réponses au journaliste, elle fait l’inventaire philosophique d’un monde en désastre et reproduit, la plupart du temps, des effacements volontaires. Les entretiens sont l’occasion de tisser une posture auctoriale savante et philosophe, et Yourcenar se dissimule derrière des réponses élaborées. Aux questions ontologiques, elle reprend les mots de l’empereur Hadrien : « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. » Aux questions féministes, elle renvoie à une pensée universaliste fondée sur la compréhension, la sympathie et la collaboration des êtres qu’elle nomme « fraternité universelle ». Parfois, elle se contredit : « Supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité. » Certaines de ses réponses laisseraient même poindre le concept de déconstruction et de performativité des genres : « Combien de fois par jour vous sentez-vous homme ? Combien de fois par jour vous sentez-vous femme ? » Enfin, lorsqu’on la questionne sur l’homosexualité, elle se réfère à ses propres personnages masculins. Il s’agit toujours d’amours entre hommes et se sont Alexis, Hadrien, Zénon qui répondent sur ce sujet comme si, de nouveau, la figure lesbienne n’existait pas. La tentation de l’analyse biographique est infructueuse elle aussi, en ce qu’elle démontre le goût de Marguerite Yourcenar pour la dissimulation, la déviation, le contournement.

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La grande absente n’est donc pas que la femme lesbienne dans l’œuvre de Yourcenar, c’est Yourcenar elle-même. L’auteure n’a pas donné corps à un personnage féminin héroïque, à une figure d’intellectuelle, à un personnage lesbien, à un personnage féministe (à son image, pourrait-on dire) parce que « les femmes n’avaient pas jusqu’alors de réalité historique », selon ses mots. Cela semble abrupt, mais l’on peut comprendre que dans une visée universaliste, elle n’ait pas éprouvé le besoin d’essentialiser son écriture. Ainsi, l’auteure n’a pas élaboré de posture auctoriale transparente et n’a pas eu à écrire-en-tant-que-femme-lesbienne parce que cela n’existe pas, cela n’a pas de réalité. En effet, lorsqu’elle parle d’elle ou qu’on la fait parler d’elle, l’auteure renvoie vers une forme neutre universalisante. Elle est bien la grande absente de son œuvre. Marguerite Yourcenar aurait devancé les féministes des années 1970 en ce qu’elle semble avoir compris que l’écriture, tout comme la sexuation, tout comme les genres, tout comme les sexualités sont des constructions socioculturelles et performatives que nous réinventons dans une époque donnée, au regard de tendances fluctuantes. L’écrivain est, selon elle, une posture érudite, un simulacre intellectuel, une main qui archive et qui compulse des savoirs humains en dehors de toute sexuation, de toute sexualisation, de toute attribution de genre, voire de toute corporalité. Dans cet ordre, l’œuvre n’appartient décidément plus à son auteure et son auteure semble s’en être elle-même délestée pour nous l’offrir en héritage.

Olivier Henry

Crédit photo : SIPA ICONO: MARGUERITE YOURCENAR, FEMME DE LETTRES FRANCAISE ET AMERICAINE EN 1980