Dans l’Italie du début du XVIIe siècle, Le Caravage est un peintre maudit, recherché pour meurtre et poursuivi par l’Eglise pour ses œuvres subversives. Michele Placido met en scène un Caravage pétri d’académisme, où l’image du film se veut perpétuellement l’égale des tableaux du peintre.

La peinture est toujours chose fascinante, a fortiori quand on est cinéaste ou cinéphile. Les émotions les plus ténues prenant vie sur la toile immobile fixent à la fois l’horizon indépassable et le modèle révolu du septième art. Le cinéma n’est, par définition, pas peinture puisqu’il est mouvement ; mais il tend à la peinture par sa faculté de « figer » à jamais sur pellicule l’histoire et les sentiments humains. Sans doute Michele Placido est-il sincèrement fasciné par Le Caravage, son histoire et sa peinture tout en clair-obscur enténébré, en vierges aux visages de putains et en meurtriers érigés en Christ. Partant, le Caravage de Michele Placido se veut une fidèle reconstruction de l’époque où, à Naples en 1609, les rues sont sales, les visages crasseux et les habits râpés jusqu’à la corde. 

En 1609, Michelangelo Merisi, dit « Le Caravage » (Riccardo Scamarcio) est accusé de meurtre, suite à une rixe qui a mal tourné. Poursuivi, il s’exile à Naples où il bénéficie de la protection de l’influente famille Colonna. Si tout cela est historiquement attesté — Le Caravage ayant effectivement mortellement blessé en 1606 Ranuccio Tomassoni —, Michele Placido prend une certaine liberté avec l’histoire en inventant de toutes pièces le personnage de « L’Ombre », un inquisiteur au service du Pape et chargé d’enquêter sur la peinture du Caravage, jugée blasphématoire par le Saint Siège. Dès lors, le film de Placido va se déployer selon une trame régulièrement interrompue de flash-back, mettant en scène tantôt les visions, tantôt les pérégrinations du peintre, toujours en danger dans les rues de Rome, Naples ou d’ailleurs. 

De la toile à la pellicule

On l’aura compris, avec Caravage, la « couleur locale » est à l’honneur, et tout est fait pour restituer au mieux cette Italie du début du XVIIe siècle. Rien ne manque au tableau : les rues nauséabondes, la violence omniprésente, la débauche des dîners où les gens d’Église semblent bien peu se soucier de se vautrer dans les mœurs qu’ils condamnent. S’il est toujours occupé à « rechercher le réel », l’artiste a sciemment peint la misère comme le chemin de croix du Christ, la fange devenant sous son pinceau de l’or et de la pourpre. Mais à trop vouloir restituer cette ambiance de pauvreté, la misère apparaît parfaitement fabriquée, tout sent l’excès d’une mise en scène studieuse et appliquée. Dès lors, tout le paradoxe de ce film est ainsi qu’il met en scène de manière parfaitement académique le moins académique des peintres de son temps. « Vous autres de l’Académie n’avez pas l’œil pour apprécier mon œuvre », déclare crânement le peintre aux artistes besogneux qui le méprisent. Et le film de Michele Placido verse rapidement dans une représentation se voulant si soigneusement « réelle » qu’elle en perd le mystère même des toiles du Caravage. 

Le film déploie plus d’énergie à vouloir s’élever à la hauteur esthétique d’une toile du Caravage, qu’à mettre en scène la création picturale elle-même.

Mais plus encore, l’écueil du Caravage de Placido est de faire du personnage une composante de ses propres toiles — la mise en scène allant jusqu’à reproduire à l’écran les toiles du Caravage. Au détour d’une rue, le peintre assiste donc à une scène prétendument « réelle » du Crucifiement de Saint Pierre, ou de la Décollation de Saint Jean-Baptiste, comme si ce qu’il avait couché sur la toile n’était que la pâle restitution de « scènes de la vie quotidienne » dont il aurait été témoin. En mêlant ainsi sans mesure la représentation de la vie du peintre et celle de son œuvre, Michele Placido évacue le mystère qui est celui de la représentation picturale au cinéma : comment passer de la pellicule qui met en scène le mouvement, à la toile qui fige ? A partir du moment où les personnages « réels » et la création picturale se confondent, la mise en scène fait l’impasse sur ce qu’elle devrait chercher à montrer : le mystère même de la création, toujours incertaine, toujours tâtonnante, mais jamais simple restitution d’une réalité offerte dans une pure nudité aux yeux de l’artiste. 

La conséquence est que ce Caravage ne sait être rien d’autre qu’un « beau film » à l’image léchée, évidemment sombre et enténébrée — il s’agit bien sûr de faire un film à l’image des toiles du maître. Dès lors, le film déploie plus d’énergie à vouloir s’élever à la hauteur esthétique d’une toile du Caravage, qu’à mettre en scène la création picturale elle-même. Preuve de cette incapacité à traiter son sujet, Michele Placido ressent le besoin d’inventer le personnage de « L’Ombre » (Louis Garrel), dont on perçoit mal l’intérêt. Cette nécessité de « romancer » une vie qui n’en avait pourtant pas besoin, sonne à la fois comme un aveu d’échec et une promesse non tenue.

Portrait du cinéaste en peintre

L’ultime erreur du Caravage de Michele Placido est, au fond, d’être resté prisonnier du mythe du personnage éponyme.

Le spectateur est donc face à ce film comme face à un chromo de couleurs parfaitement réussi mais tout à fait stérile ; un « chromo-croûte », pour emprunter le titre d’un article de Serge Daney publié dans Libération le 19 février 1986 (repris dans La Maison cinéma et le monde, t. III, p. 385). Car Le Caravage ne subit pas avec ce film sa première avanie. On se souvient peut-être du Caravaggio de Derek Jarman, film britannique consacré au peintre du Martyre de Sainte Ursule, qui rencontrait les mêmes écueils que le film de Placido. Et les plus cinéphiles se souviennent peut-être que Serge Daney, dans cet article de Libération, reprochait déjà à Derek Jarman ce que semble avoir reproduit Michele Placido. On nous pardonnera donc d’emprunter notre titre à l’article de Daney, mais on ne peut que regretter que Caravage se fourvoie dans la joliesse de l’image et la passion du mimétisme des toiles du peintre. Comme si rendre hommage à un artiste consistait à faire du film un autel à la gloire du peintre.

L’ultime erreur du Caravage de Michele Placido est, au fond, d’être resté prisonnier du mythe du personnage éponyme. En plaçant la figure du peintre au cœur d’une enquête papale et en succombant à la tentation d’une reconstitution kitsch de scènes de débauche attendues, le film en vient presque à éclipser celui qu’il est pourtant censé mettre en lumière. La vérité est que les grands films sur des peintres s’intéressent en réalité à autre chose qu’à la peinture.Ce n’est pas la peinture, ni même le geste créatif, qui fascine Rivette dans La Belle Noiseuse,mais bien plutôt la pure dilatation de la durée, l’étirement du temps comme fait fondamental du cinéma au sein duquel la vie prend une autre dimension. Jamais on ne voit le Van Gogh de Pialat peindre : il boit, fume, danse et s’endort près d’un cours d’eau ; car ce qui rend les génies de l’art profondément humains est précisément tout ce qui entoure les moments de création. Dans Van Gogh, c’est une multitude de menus gestes, d’attitudes insignifiantes, c’est l’attention marquée à la domesticité et à la quotidienneté de la vie qui confère toute sa chair au personnage du peintre, véritable sujet du film. Si le cinéma se résume à une tautologie démonstrative, nous apprenant qu’un peintre peint, il est sans doute inutile de faire des films.

Serge Daney concluait son article de 1986 en proposant d’appeler « chromo-croûte » tout film « faisant semblant de provoquer un public conquis d’avance ». Tel est, hélas, le film de Michele Placido : certain de s’adresser à un public révérant Le Caravage, il s’emploie à le défigurer — au sens propre comme au sens figuré —, pour mieux faire naître chez le spectateur cette opinion, somme toute, assez commune que tout artiste qui se respecte doit forcément être licencieux et obscène. Le génie pictural du Caravage et ses toiles d’une obscure clarté méritaient sans doute bien mieux que la lourdeur empesée de ce film. Signe que la lutte contre l’académisme ronflant est toujours à recommencer.

Caravage, de Michele Placido avec Riccardo Scamarcio, Louis Garrel, Isabelle Huppert, Lolita Chammah. En salles le 28 décembre 2022.