Christophe Bourdin, mort à trente-deux ans en 1996, savait qu’il serait l’auteur d’un seul livre : Le fil. Peu à peu oublié, ce puissant témoignage des années sida fascine pourtant par sa forme ciselée et délicate, comme une tentative de contenir l’inéluctable par la maîtrise littéraire.  Pour Zone Critique, l’écrivain Antonin Crenn revient sur ce livre bouleversant. 

« Tu prévoyais des dangers partout. » Ainsi commence Le fil : un jeune homme se protège, se défend par anticipation, tient la maladie à distance en sculptant son corps, en se nourrissant plus que nécessaire, en évitant les sources de contamination. « Tout contact t’était suspect qui te semblait imposé, auquel tu n’avais pas auparavant décidé de consentir, dont tu n’avais pas eu le temps de décréter qu’il s’agissait d’une proximité inoffensive, et qu’il n’exposerait ta bonne santé à aucun risque sûr. » Le garçon organise sa vie pour que rien ne puisse l’atteindre. Mais il est homosexuel, il vit à Paris, et il a vingt ans lorsque commence l’épidémie de sida. Parmi les chroniques de ces effroyables années, Le fildétonne, tant il diffère des récits livrés par d’autres auteurs, acteurs et témoins des nuits parisiennes, des errances de plaisir en plaisir, de la mondanité ou des frontières de la marginalité, du flirt avec la mort — ces récits précieux et nécessaires qui rappellent combien le sida a sonné la fin de la fête, l’arrêt de mort d’une liberté sexuelle presque totale qui régnait alors dans un petit microcosme gay. On se souvient de cette littérature et de ce cinéma. Mais, aux côtés des fauchés célèbres de la grande hécatombe, minorité dans la minorité, il y avait le gros de la troupe : un monde invisible, pas flamboyant, et mort quand même. Parmi cette foule de jeunes morts, il y avait Christophe Bourdin, le garçon qui fuyait le danger, qui n’a écrit qu’un seul livre, qui est mort juste après, et qu’on a vite oublié. Il faudrait donc se souvenir du Fil, retrouver sa voix puissante.

Démêler ici le fil des jours qui s’accumulent

Christophe Bourdin déploie une langue précise, précautionneuse, dans laquelle aucun mot, aucune aspérité ne déborde de ses phrases qu’on croirait pesées au gramme près sur la balance du médecin

La terreur de la maladie, confinant à l’obsession, ne saurait s’installer durablement sans exercer une fascination. L’hypocondrie « exprime à la fois un désir et une crainte de la maladie », rappelle la citation du Larousse en exergue de la première partie duFil, « Temps des hypocondries » — et l’auteur d’ajouter une note : « C’est toi qui soulignes. » Ce premier des trois temps est le récit minutieux d’un mode de vie aseptisé où, dans un accord parfait du fond et de la forme, Christophe Bourdin déploie une langue précise, précautionneuse, dans laquelle aucun mot, aucune aspérité ne déborde de ses phrases qu’on croirait pesées au gramme près sur la balance du médecin : surtout, se prémunir de tout excès. Souvent il énumère, il dresse des listes jusqu’à trouver la forme exacte ; il procède, non par tâtonnement (en essayant tous les mots pour aboutir au plus juste), mais par encerclement : dire tous les mots approchants, à défaut du mot parfait, et circonscrire le mot idéal et impossible afin qu’il ne s’échappe pas : il traduit dans l’écriture même sa maladie du contrôle. Langue nette, sans lyrisme, jamais sèche pour autant, car sa matière même ne peut que nous bouleverser : il s’agit du récit d’une mort annoncée, et l’on sait qu’il faudra être courageux pour y assister jusqu’au bout, ne pas éclater en sanglots, serrer les dents, et faire confiance à l’auteur qui, lui, prétend tout maîtriser. Lorsqu’il apprend sa contamination, il s’en remet à sa discipline implacable, il ne dévie pas de sa ligne. Pour qui maintient-il l’illusion ? Tromper la mort, peut-être. Il écrit : « Tu avais décidé de consigner des dates. De tenir l’agenda, de démêler ici le fil des jours qui s’accumulent. »

Sur cet énoncé programmatique s’achève la première partie, écrite à la deuxième personne et au passé, et s’ouvre le « Temps de l’agonie », à la première personne et au présent : le journal de dix ans de cohabitation avec le virus, la descente inéluctable, à la fois lente (une décennie pour élaborer ce livre) et effroyablement rapide (la mort promise). C’est le double récit d’une maladie et de l’affirmation d’un projet littéraire : « J’ai dit à Gareth, dans le métro, qu’écrire un roman relevait dans mon cas, ou de l’exploit sportif, ou du parcours du combattant. J’explique également que je serai sans aucun doute l’écrivain d’un seul livre. » Il s’agit donc d’un combat, annoncé par l’exergue de cette seconde partie : « Agonie, du grec agônia signifiant proprement lutte, combat. » Mais quel pauvre combat, pour celui qui ne peut espérer que de prolonger les fonctions de base de sa machine-corps, mais se dégrade inéluctablement, et n’accède à aucune sagesse : « La perspective de mourir bientôt ne m’a pas donné la clef de ma vie. On pourrait croire que ce genre d’épreuves vous renseignent vite sur l’essentiel : il m’est impossible, pour l’heure, de dire ce qui mérite mon attention, comment gouverner mes derniers jours, où incliner mes préférences. Et si parfois ce virus m’a permis de négliger l’accessoire, de me désencombrer des choses les moins indispensables, jamais il ne m’a aidé à découvrir celles qui comptaient. » Confirmant sa grande maîtrise, enfin, l’ultime partie du Fil nous bouleverse avec un dispositif formel simple et rigoureux : après le « Temps de l’agonie » s’ouvre le bref « Temps du rêve », neuf pages écrites à la deuxième personne du pluriel et au conditionnel : le mode spéculatif d’un avenir empêché, car c’est le récit d’un amour idéal, de la simplicité du désir et du sentiment, d’une harmonie que le jeune auteur de trente ans ne pourra plus connaître qu’en songe.

Rassembler d’autres histoires, celles d’une génération

Retrouver Le fil de Christophe Bourdin pour le devoir de mémoire, oui, et pour l’amour de la littérature.

J’ai découvert Le filà l’été 2022 grâce à la recommandation enthousiaste d’un libraire des Mots à la bouche, à Paris. Lui-même s’étonnait de ne tomber sur ce livre qu’aujourd’hui, presque par hasard. Autour de moi, qui le connaissait ? Sur les doigts d’une main, amis et camarades se sont manifestés pour me vanter un grand livre, « un livre culte » : ces lecteurs ont cinquante ans ou plus, et ils ont lu Le filà sa sortie en 1994. La presse avait alors parlé de ce livre. Christophe Bourdin, jeune professeur de lettres né à Épinal, n’évoluait pas dans les cercles littéraires en vue, il a donc suivi le parcours modeste du primo-romancier, essuyant quelques refus de grandes maisons, avant d’être accueilli par les mémorables et intrépides Éditions de La Différence. Deux ans plus tard, il est paru aussi en poche, chez Folio. Lors de la Journée internationale de lutte contre le sida de 1996, il a été lu sur France Culture et sur la scène de dizaines de théâtres simultanément. Christophe Bourdin est mort quelques mois plus tard à trente-deux ans. Nombre de ses lecteurs sont morts avec lui. J’ai mené une expérience, certes empirique, auprès de mes connaissances : quiconque a lu Christophe Bourdin il y a trente ans garde de sa lecture un souvenir puissant ; mais, qui n’avait pas encore l’âge de le lire dans ces années-là, ignore jusqu’à son existence — c’est la génération dont je fais partie, et la suivante. Une mémoire s’est perdue dans le gouffre des années 80 et 90, un passage de témoin n’a pas eu lieu. Le filn’est qu’un exemple parmi tant d’autres des voix qui se sont éteintes avec la catastrophe.

Bien sûr, il existe des quantités d’auteurs oubliés, de petits maîtres méconnus que l’on aimerait revoir sur le devant de la scène. La tâche est immense et vaine : on ne peut pas sauver tous les livres, et la plupart finiront dans la semi-oubliette des rayonnages de la Bibliothèque nationale, à destination des spécialistes. Beaucoup d’œuvres peuvent passer au second plan sans dommage, car toutes n’incarnent pas aussi intimement la nécessité de dire, cette mission que s’était donnée Christophe Bourdin. Si le geste d’écrire et de publier est toujours lié, de près ou de loin, au besoin de laisser une trace, c’est plus que jamais la raison d’être du Fil : « Je voudrais encore rassembler ici, dans ces pages, quelques anecdotes, d’autres histoires, des histoires issues de la maladie, celles d’une génération, les histoires du sida que j’ai vues ou qu’on m’a rapportées. » Christophe Bourdin a écrit pour qu’on n’oublie pas qu’il a vécu, et comment il est mort ; il parle pour les milliers qui ont souffert du même mal que lui ; il a écrit dans une langue douloureuse et délicate. Alors, retrouver Le fil de Christophe Bourdin pour le devoir de mémoire, oui, et pour l’amour de la littérature.

Antonin Crenn