Zone Critique présente l’incroyable Fous d’Hervé, correspondance volontaire, orchestrée par Arnaud Genon, autour de l’écrivain Hervé Guibert.

Publié aux Presses Universitaires de Lyon, ce petit bijou aux ramifications folles surprendra avec joie tant il propose une autre manière de parler de littérature – en la faisant ! – sans refuser l’injonction au discours structuré voire analytique que supposerait un travail scientifique, tout en affirmant une subjectivité heureuse et ouverte. Dans son avant-propos, Roger-Yves Roche, qui dirige la collection « Autofictions, etc. », prévient d’emblée :

« ce livre et ces lettres ne sont pas, ne doivent pas être lues, entendues comme un quelconque refoulé de la recherche. Tout juste devrait-on parler d’un hors-champ qui vient éclairer d’une lumière indirecte et pourtant essentielle une œuvre aujourd’hui déjà bien balisée par la critique. »

Car la littérature est aussi l’affaire d’une rencontre avec une œuvre ou son auteur, affaire de la plus grande intimité. Aussi, de ces œuvres que l’on garde chaudement dans le creux du ventre, écrire – écrire encore. C’est le pari que fait Arnaud Genon ici, dans cet ouvrage qu’il dirige et auquel il donne le beau titre de Fous d’Hervé, Hervé marotte, comme Vincent était celle de Guibert, notamment dans son sublime Fou de Vincent.

De Guibert, il y a les années qui passent, et la 31ième de sa mort, un 27 décembre. Mais la mort ne tue pas toujours quand elle est aussi projet littéraire, de soi, pour soi, et après soi. D’un après soi qui construit passerelles et ponts, qui ramène aux morts, les fait encore crépiter parmi nous. Fous d’Hervé, ou cette « Correspondance autour d’Hervé Guibert », prend la forme de ces réunions de famille inattendues. Un livre surprenant qui fait entendre les voix de ces « fous d’Hervé », auteurs, artistes, professeurs, hommes ou femmes, une série de nos contemporains à nous, qui se dévoilent, disent comment Guibert aura un jour été leur contemporain, dans la pensée, dans l’art ou dans l’écriture ; dans la vie même. Chef d’orchestre, Arnaud Genon a brillamment composé le projet – non en l’enfermant, mais en indiquant, à chaque fois, ce vers quoi l’un des auteurs pouvait aller, dans son rapport à Guibert. Ou plus clairement sans doute, car éclairer le dispositif c’est aussi témoigner de son puissant intérêt et de sa belle intelligence : Arnaud Genon écrit une lettre à chacun des convives, où il cherche à les faire parler de l’écrivain disparu, à leur faire dire une ligne de fuite singulière ; autant de lignes donc qui donneront à l’ouvrage son étendue, sa littérarité aussi, sa polyphonie heureuse et vivante.

Aussi, chaque chapitre s’ouvre d’une préambule d’Arnaud Genon, qui ramasse avec finesse les éléments d’intérêt sur la thématique qui vient, est suivi de la lettre de Genon lui-même, et de la réponse de son interlocuteur. Une routine de lecture dont on ne se lasse pas tant elle nous emmène dans des lieux différents, nous rappelle à des souvenirs de lectures – ou nous invite à la découverte – et renforce en nous cette proximité chaleureuse. Car, comme le dit Brigitte Ollier, à propos de son propre livre Hervé, mais cela semble si vrai ici aussi : « Ce n’est pas un tombeau fleuri de mots. Ceux qui ont accepté de témoigner l’ont gardé en vie. »

Alors, ils et elles se succèdent tour à tour. Là Bernard Faucon et sa lettre si forte et touchante, qui revient sur le voyage au Maroc, sur ces livres qui le lient aussi à Vincent, dont Guibert parle surtout dans Fou de Vincent, mais aussi dans ce Voyage avec deux enfants, qu’ils firent tous les deux. Ici, Mathieu Simonet

« Je viens de relire ta lettre.

Qu’ont provoqué sur moi les mots d’Hervé Guibert ? me demandes-tu.

Ils m’ont ouvert une porte. Ils ont incarné mon rapport à l’écriture (mêlée de simplicité et de respect devant cet objet sacré, capable de transformer toute poussière en or). En lisant Hervé Guibert, ce triptyque (la limpidité, le religieux et le réel métamorphosé en poésie) prenait corps sous mes yeux. »

Là René de Ceccatty ou Claire Devarrieux. Ici Laurent Kiefer ou Jean-Pierre Boulé. Là la poésie incroyable et l’humour toujours vif de Claire Legendre, ici la chronologie sensible et précieuse d’Andrea Oberhuber. Voilà qui ouvre aux fantômes, nous tient au seuil de l’impossible avoir-été. Et Guibert l’écrivain. Et Guibert le corps. Et Guibert le photographe. Ce corps, charnel et ombrageux, qu’évoque l’écrivain Laurent Herrou :

« Le corps de Guibert, le corps malade de Guibert, c’est celui que j’aurais retenu, de mes années de lecture, de la vision de son films, de ses photographies. » Celui dont il parlera longtuement dans sa propre lettre.

Ou ce choc de la rencontre photographique que raconte Guillaume Ertaud de l’époque où il travaillait à la galerie Agathe Gaillard.

Et bien d’autres encore, de ces lettres étourdissantes et belles. Et surtout Arnaud Genon lui-même :

« Partir à la recherche d’Hervé Guibert. C’est un étrange projet. Peut-être même est-il vain. En effet, pourquoi le rechercher quand il est là, offert, dans ses livres, ses photographies et son film ? Que vouloir de plus quand on sait que son entreprise consistait justement à « réduire cette distance entre les vérités de l’expérience et de l’écriture » ? Que dire qu’il n’ait pas dit, que pourchasser qu’il n’ait déjà exposé ? »

Que dire encore qui poursuit les familles interminées, où compter nos morts est aussi une façon d’être à la fête. Et faire durer l’histoire.