Dans son dernier ouvrage, Patrick Autréaux évoque de manière subtile les états qui peuvent découler d’une passion amoureuse. L’instant du toujours, ce sentiment puissant qui laisse d’abord penser que l’on sera indéfectiblement lié à l’autre, peut en effet plonger dans une étrange mélancolie celui qui y fut sujet.

L’instant du toujours, dernier ouvrage de Patrick Autréaux paru fin 2022, et illustré par Alice Gauthier aux Éditions du chemin de fer, aborde les conséquences du chagrin amoureux – les différents états intérieurs par lesquels peut passer l’ex-amant(e) –, d’autant plus efficient que la relation en présence posséda d’abord une intensité particulière.

Textes et miroirs

Le livre est en réalité composé de deux textes : le premier, donnant son titre au recueil, constitue le monologue d’une femme tentant de se défaire d’une relation toxique ; le second, « Vous aviez mon cœur », se divise en trois fragments autobiographiques abordant la séparation avec un être aimé, et des conséquences qui en découlèrent – aussi bien concrètes, ressenties que réflexives. Les deux parties du livre se répondent en écho, gravitent tels des satellites, bien qu’à travers une forme et un genre différents, autour de la question centrale de la mélancolie amoureuse et de ses implications.

Un dialogue se tisse entre ces deux textes qui se reflètent nécessairement et se complètent ; ce que l’on voit par exemple dans le fait qu’ils font écho, chacun, à d’autres textes venant les impulser et refléter leur contenu.

« L’instant du toujours » est ainsi inspiré par une relecture de L’amour de Dieu et le malheur de Simone Weil, dont on retrouve une trace en épigraphe : « La grande énigme de la vie humaine, ce n’est pas la souffrance, c’est le malheur. » C’est ce malheur étrange dont Autréaux explore les aspects. De même, dans « Vous aviez mon cœur », l’auteur cite un extrait du poème de Marceline Desbordes-Valmore donnant son titre au texte, et en reprenant le thème :

Vous aviez mon cœur,

Moi, j’avais le vôtre:

Un cœur pour un cœur;

Bonheur pour bonheur!

Le vôtre est rendu,

Je n’en ai plus d’autre,

Le vôtre est rendu,

Le mien est perdu!

Paradoxes

Patrick Autréaux souligne bien la paradoxale intensité qui anime le lien amoureux. Ainsi, dans « Vous aviez mon cœur », il précise que : « L’amour passionnel […] est trop convaincu de sa puissance, de son toujours. » Comme il l’affirme, l’amant qui apparaît alors est « conflagration autant que coagulation » : dans l’intensité spontanée du rapprochement se dessine aussi celui de la séparation.

« L’instant du toujours » dépeint avec précision cette opposition étonnante en en mentionnant les conséquences : « Les rêves et les matins me réveillaient avec au ventre l’angoisse d’avoir été abandonnée, alors que c’est moi qui étais en train de partir. Le détester me séparait de moi-même plus que de lui. » Bien plus, la relation amoureuse devient l’objet d’un épuisement, et même d’une dévoration mutuelle : « Nos baisers nous mangeaient. » ; « Et puis les corps sont retombés, se sont retrouvés, épuisés, d’autres chaudrons ouverts, et les mensonges, colères, retrouvailles et étreintes se sont joués de nous. » Au point que l’autre s’esquisse en ennemi total, état que Patrick Autréaux décrit avec une prose délicate et imagée faisant saillir le sensible et ce qui blesse dans toutes ses nuances : « Grimper sur une crête, et ne pas savoir comment éviter de tomber. Sentir en soi la côte déchiquetée, et croire qu’on fera d’elle une baie des anges. Quelle paix ? » Ou encore :

« Pénétrer dans une forêt, traverser des montagnes et sentir que les lumières flottantes qu’on voudrait capter se dissipent, que quelque chose en vous les absorbe et neutralise. »

C’est que, dans ce monologue qui pourrait être joué sur scène, le drame est d’abord suggéré dans toute sa dimension hallucinatoire :

« L’air frais venait du balcon. J’ai fermé les yeux. Et j’ai entendu : Maintenant, puis : Attends. Le gros animal était aux aguets. Aurais-je pu lui échapper ? Peu après, les pompiers ont frappé. Un voisin m’avait vue. Quand ils m’ont proposé d’aller aux urgences, je me suis laissé faire. »

Cependant, une fois sortie de l’hôpital et laissée seule, la narratrice nous fait part de ce à quoi elle se livra :

« J’ai pensé à la mécanique des astres, aux lois de la nature, à leur nécessité indifférente à la mort. On se sent métaphysicienne quand on vient de tomber du cinquième étage et qu’on sort du coma. Et puis ils m’ont dit ce qui s’était passé. […] J’ai mis longtemps à me souvenir. »

Ressources

Le texte en présence devient cependant celui de la résilience : bien que l’on s’abîme face à des situations difficiles à supporter, même marqué par ce que l’on a vécu, il est possible de poursuivre son propre chemin.

Dans « Vous aviez mon cœur », le narrateur met en parallèle plusieurs états intérieurs qu’il a connus – ceux traversés lorsqu’il eut à affronter un cancer, et ceux succédant à une rupture amoureuse (deux moments de solitude suggérant des ressentis et des réactions différents). « Si la maladie place devant la catastrophe de notre fin, la passion agonisante pousse elle devant un abîme intérieur […] qui ressemble bien à une damnation. »

Il en vient aussi à comparer sa situation à celle d’une sainte, Thérèse Martin, qui, apprenant être atteinte de tuberculose, ne s’effondre pas sur elle-même. En effet, « [q]uelque chose semblait tenir bon en elle. » Et le narrateur d’expliquer : « Cela, j’avais aussi la sensation d’en avoir fait l’expérience. La maladie, si elle m’avait obscurci, ne m’avait pas coupé intérieurement de cette source qui se découvre parfois dans le malheur. » Ce « cela » est le combat mené par le narrateur comme par Thérèse Martin contre « la perte du contact avec cette fente en soi d’où émane le désir. »

Ainsi L’instant du toujours constitue-t-il une exploration subtile de nos tendances intérieures et contradictoires, qu’il s’agit de dire dans une forme riche, comme la chair épaisse du fruit entoure le noyau de la question posée, universelle mais aussi complexe. Il y parvient avec la verve qui le caractérise, à travers un monologue fictif ou des fragments autobiographiques déployant leurs ramifications de sens.

Les illustrations d’Alice Gauthier apportent quant à elles d’autres points de vue originaux, notamment sur la fusion ou la défiance vis-à-vis de l’autre, et même l’ennemi en soi.