Aux éditions Gallimard Poésie ont paru en 2020 trois recueils, les trois principaux de Lydie Dattas  : Le livre des anges, La Nuit spirituelle, ainsi que Carnet d’une allumeuse. Préfacée par Christian Bobin, puis inspirée et félicitée par Jean Genet, pour la Nuit Spirituelle, Lydie Dattas a développé cette plume moderne et volontairement aiguisée, qui atteint un style poétique marqué dans Carnet d’une allumeuse.

Femme ayant publié assez jeune, à 16 ans, quelques poèmes dans la revue Rougerie, puis un mince recueil à 20 ans au Mercure de France, Lydie Dattas n’écrit pas de façon continue ; son mariage avec Alexandre Romanès, et donc avec la famille Bouglione (célèbre famille de dompteur de lions), semble être une parenthèse dans sa vie d’auteur, — une vie hors-du-temps — , durant laquelle elle n’a sûrement cessé d’observer ni d’analyser son monde.

Elle se veut provocatrice, notamment dans Carnet d’une allumeuse, qui est construit comme une réplique à Une Saison en Enfer de Rimbaud, dans laquelle elle cherche à se délivrer de l’autorité rimbaldienne, tout en répondant à son appel : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi ! » Lydie Dattas interprète cette phrase et la considère comme le siège d’un féminisme décadent, une nouvelle forme de soumission au modèle masculin.

« Rimbaud avait appelé au réveil des reines de beauté. Il les avait vues piétiner la verroterie de leurs couronnes, en marche vers la totalité de l’être. Il n’avait pas prévu leur ambition sociale. Désormais, elles sont aussi pourries que les hommes ! »

Ainsi ‘l’allumeuse’ devient l’éveillée, qui se fait Voyante dans sa prose éclairée.

« Si au moins j’étais quelque banale déesse, ou bien une de ces goules qui s’inquiètent seulement de quel vide aimanter les mâles ! Hélas, les ténèbres qui laquent les yeux de cervidés des filles me font défaut. Ma nuit n’est qu’abîme intérieur. Rien de plus haut sous le soleil – mais rien de plus terrible.

Le prophète avait lâché l’écriture pour le rivage de la mer Rouge. Moi, j’ai échangé le paradis des mères contre le verbe qui rend fou. Ô mes sœurs supérieures ! Arrachez-moi aux étagères : je ne veux pas mourir deux fois !»

Pour celle qui commence son écrit par  « Hier, ma beauté était un lilas aux yeux perçants, à quoi aucun garçon ne résistait, que toutes les filles jalousaient » , le corps, ou plutôt son corps, demeure son témoin dans chacun de ses écrits. Ce corps d’adolescente se fait, au delà du vaisseau depuis lequel elle vit le monde qui s’offre à elle, un relais d’informations extérieures sur ce que la femme évoque au monde. En cela, Lydie Dattas propose un récit volontairement fragile, mais néanmoins acerbe.

Dans cet écrit aux allures de pamphlet féministe, les pensées s’entrechoquent et se contredisent, et cette écriture scandée au vocable herbacé – « ma bouche était un corail d’absolu »  ; « Aucun homme ne songe à la pourpre qui pleut sous la robe des reines” ; « J’étais cette rose noire qui sautait du bouquet »  – porte le suicide, l’horreur, ainsi qu’une anti-religiosité.

« Dieu écrit aux filles à l’encre rouge. L’initiation gluante les saisissait n’importe où. La prophétie était ce sang qu’étanchait un doigt de coton blanc.

Comment penser, un rubis caillé dans l’esprit ?

Homme, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? Jésus ne saigne pas entre ses cuisses. Il ignore la semaine rouge où notre âme est souillée. “Mademoiselle…votre jupe ! “

L’enseignante dissimula à la classe ma jupe trempée de roses sales pour me reconduire à la porte. »

Ainsi, les allures de critique au sujet de l’invective masculine deviennent parfois des idéaux renversés, préférant la femme au foyer, pleine d’instincts, et dévouée au sens maternel :

« telle une renarde apprivoisée, la fille savante perd son instinct. Hier, ses yeux surnaturellement clos voyaient le cœur des enfants plein du sang jaune des marguerites. Aujourd’hui, troquant son châle noir hanté de roses rouges contre un diplôme d’économiste, elle obscurcit les étoiles !»

Les pensées s’accompagnent aussi de récits personnels, faisant la description de proches et d’entités marquant son adolescence, donnant à chaque ligne l’écho de symboles itératifs : « Illuminations », « cuisses analphabètes », « caillot rouge », « étoile noire ». Tous venant chercher dans l’imaginaire mystique du féminin, et dans toute sa polarité consacrée. Les images véhiculées par ces symboles demeurent violentes, touchant à l’organique part de la vie féminine, à tout ce qui est caché et ainsi tabou dans cette myriade de manifestations corporelles et sentiments sous-jacents qui y sont liés (règles et colère, accouchement et délivrance, hypersexualisation et considérations de l’entité féminine comme assujettie à celle masculine).

Chaque fin de chapitre se ponctue de phrases en italique, issues probablement de correspondances amoureuses et filiales, faisant référence à une forme d’identité chasseresse que prend l’homme dans l’esprit de la jeune fille « Lydia, il fait nuit et je t’écris. Je t’adore ma petite fille. J’aime voir ton génie. Ta main nue est mon seul désir, mon seul lien avec la vie. » Puis : « A Paris j’ai perdu toute liberté. Tu es là et m’empêches de travailler. Comme je regrette qu’on ne puisse pas vivre ensemble ou rester en face de tes yeux ! Faudra-t-il attendre tes vingt et un ans ? C’est à en vomir de rage ! » Impossible de savoir s’il s’agit d’une sordide correspondance, ou d’une histoire d’amour partagée. Ces phrases ajoutent un caractère nébuleux aux chapitres de Lydie Dattas.

La source même de l’inspiration de Dattas vient à la fois d’une pensée mystique incluant Dieu, mais aussi d’un profond attachement à son histoire personnelle, qui devient la raison même de l’écriture.

« L’instinct » qu’elle pense perdu chez la femme moderne. Son accomplissement intellectuel provoquerait une perte de conscience spirituelle, ce qui semble aussi perdu puisque ce radar, — développé naturellement au cours de l’adolescence —, se serait transformé, selon elle, en une forme de double abêtissement. Elle évoque la masculinisation de son mode de pensée, et donc de ses repères, mais aussi une forme de déconnexion manifeste à cette force naturelle et inhérente au corps féminin.

« Si vous creusiez votre cœur, vous trouveriez du nouveau ! c’est votre pensée, votre science, votre philosophie que vous éveilleriez ! Au lieu de quoi, applaudissant la mise en chiffres du monde, vous ne faites que singer les hommes !

Les femmes ayant ruiné leur archétype, je me jurai de les rendre à leur élan primitif de Filles de la nuit. »

ou encore

« J’écris pour dire par quels éclairs charnels une fille prend conscience de son rôle, par quelle série d’infractions intimes surgissent ses Illuminations. »

Lydie Dattas écrit pour ouvrir la voie, mais bien sûr appeler la vraie voix des femmes n’ayant fait de la poésie qu’en écho à celle des hommes. Là où Rimbaud et Dattas pourraient enfin se rejoindre et non s’opposer, c’est bien en cela : l’opinion forte qu’il faut un instinct féminin dans la poésie, pour qu’elle soit enfin révolutionnée, et non singée ; ne plus se complaire à écrire quelques ballades ou à babiller de la poésie neuve, mais plutôt à chercher la densité. Si la poésie féministe est l’une des seules désormais écrites par les femmes poètes, qu’elle soit unique, qu’elle apporte une lumière sur l’étoile féminine, une rage savante.

En somme, dans cette réponse aux influences rimbaldiennes,  Lydie Dattas continue son œuvre de rétablissement de la pensée poétique féminine, par le biais de réponses mordicantes (La Nuit Spirituelle pour Jean genêt, puis Carnet d’une allumeuse), mais aussi d’une analyse du corps féminin, mêlant conscience de beauté, et réflexion spirituelle.

Crédit photo : Lydie Dattas © Mercure de France