A l’automne, Christian Bobin publiait son dernier recueil Le muguet rouge – aux éditions Gallimard. A l’aube de sa propre disparition, il racontait alors les gestes flous et les paroles fuyantes de ses propres fantômes. Zone Critique revient aujourd’hui sur cet ultime recueil et tente d’attraper (sinon avec les mains, au moins avec les yeux) les derniers souffles de celui qui nous a quittés en novembre dernier. 

La couleur de la mort est peut-être le rouge. C’est en tout cas ce que l’on peut commencer à imaginer si l’on s’intéresse aux derniers recueils de poètes disparus récemment. Si le muguet rougeoie avec Christian Bobin, c’était une écharpe qui empruntait cette teinte dans l’un des deux derniers recueils publiés simultanément par Yves Bonnefoy, un mois à peine avant sa disparition : L’écharpe rouge  (Mercure de France, 2016).

Ces horreurs de beauté qu’on appelle fantômes

(…) ce qui m’avait retenu d’emblée, c’était cette perception de la couleur rouge là où rien, absolument rien, n’en est possible, dans l’épaisseur d’un noir et blanc de la plaque photographique : quelque chose donc de surnaturel, le signifiant d’une transcendance.

Sans doute que l’écriture prenait sa source dans l’envie d’en découdre avec un récit que le poète avait alors mis sur le papier bien des années plus tôt. Il l’avait entre-temps repris à de multiples reprises sans en venir complètement à bout et ce recueil – comme Yves Bonnefoy l’expliquait alors –  avait fini par s’imposer à lui. La couleur rouge se fait toute aussi pressante ici puisqu’elle surgit dès la première phrase du Muguet rouge : « Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. ».

La mort rôde donc dès que le rouge est là. Elle est la couleur de l’étrange fantôme qui cherche à s’imposer aux prémices de la disparition quand on ne la pressent pas même si le poète vieillissant, peut-être, n’est plus aussi surpris que nous par son arrivée, aussi soudaine soit-elle. Au sens littéral, ce recueil est là pour recueillir les morts si l’on en croit ses premières phrases :

Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. Il me dit qu’un jeune homme là-bas, dans une montagne du Jura, a inventé ce muguet et envisage de le répandre sur le monde. Il m’invite à aller le voir. L’homme tient une auberge au bord d’un lac. J’y mange une omelette, bois un vin de paille. Quand je lui parle des fleurs, mon hôte me conduit au-dessus d’un pré en pente : des dizaines de muguets rouges fraîchement poussés s’apprêtent à incendier la plaine. Je reviens vers mon père, lui demande qui est cet homme. Il me répond que c’est une partie de sa famille dont il ne m’avait encore jamais parlé. Va les voir, me dit-il, apprends à les reconnaître.

Le Nouveau ne viendra pas contredire l’Ancien ; il s’envisage plutôt comme la reconquête du disparu et du méconnu. Le regard comme puissance animatrice permettra de retrouver les clefs de lecture de ce qui nous avait manqué pour saisir la couleur du monde qui s’offre à nous. Ainsi, le geste n’est pas vain ; il est gratuit. La promesse, qu’elle soit théologique, amoureuse ou simplement vouloir-vivre est ce qui anime littéralement les êtres. Même si leurs actions peuvent sur l’instant nous paraître insensées, ceux-là mêmes qui agissent parviennent à nous convaincre tant le feu qui les habitent nous apparaît puissant.

« L’absolu s’attrape en passant. (…)

Je sais pourquoi tu écris : pour sauver une flamme du feu. »

La bouche de nos morts : comme un chagrin merveilleux

Il ne restera de peine dans ce monde que ce qui se fige dans le temps et tourne en rond autour de nous, comme prisonnier d’une image qu’on n’aurait pas choisi de regarder. La peur qui habite ce qui nous entoure est la seule à pouvoir interrompre un moment le cours de la vie : « Adolescents et hirondelles sont des sources de pur chagrin. » C’est l’enfance, au fond, qui permet de continuer à croire aux histoires qu’on se raconte comme de fictions plus réelles que celles que l’on partage avec les adultes. La poésie est cet œil qui mendie et supplie qu’on se mette un moment à ses côtés pour regarder ensemble dans la même direction cette image commune et intensément belle. Il réside au creux de l’enfance le désir de voir dans les incertitudes comme dans les failles du monde un schéma qu’on s’invente pour mieux survivre aux chagrins des autres. Un verbe est prononcé et agit au même moment, un adjectif est utilisé et c’est vrai, alors, que  ce brin de muguet est plus rouge qu’on ne le croyait et même la nuit, au fond, n’est pas si noire dès qu’elle est habitée par le récit flamboyant qu’on partage à la lueur d’autres visages.

« Notre désir enfantin de ne jamais mourir. (…)

Même les virgules et les points restent éveillés jusqu’à la fin du monde.»

Un deuil dure parfois toute une vie. Dit autrement, les deuils vivent en nous plus longtemps qu’on le voudrait. A partir de ce constant, il devient  fréquent de se retrouver dans la position de l’enfant qui s’invente des histoires puisque les fantômes qu’on y croise alors deviennent le plus souvent inoffensifs ; on accepte alors de cohabiter avec eux avec plus de douceur. Une fois la violence du surgissement de cette présence acceptée, il ne reste qu’à  apprendre alors à cohabiter avec eux pour reprendre le fil d’une vie qui de toute façon viendra se rappeler à nous dès qu’on essaiera de poursuivre les objectifs qu’on s’était fixés comme si de rien n’était.

« Poussant les volets, je reçois en plein visage le sourire de mon père disparu.

(…)

Je cherchais l’enfant en lui, je n’ai trouvé que son meurtrier. »

La disparition du père rappelle avec elle la mère disparue. La douceur revient envahir le poète comme une odeur qu’il croyait avoir oubliée.

« Nous te chasserons de la ville, de nos pensées, de nos yeux et tu existeras moins que les morts.

(…) Cette incroyable douceur que nous ne méritons pas. »

Il faut alors reprendre la place de l’enfant à l’arrière de la voiture et accepter de voir revenir au moment du départ les souvenirs qu’on avait pourtant consignés dans un cahier, une boîte de chaussures ou une armoire qu’on n’ouvrait plus depuis de nombreuses années. Mais comme tout fantôme, la mère erre et vient encore nous chercher aux portes de l’école pour nous rassurer sur la suite de notre existence qui ne pourra plus se poursuivre aux côtés de sa chair.

« Les yeux de ma mère au dernier jour brillaient comme les feux arrière d’une voiture dans la nuit.

J’ai senti la voiture accélérer, disparaître.

A cent ans, elle venait à l’école maternelle de la mort. »

Ces horreurs de beauté face auxquelles on s’a(b)ime

« Toutes les catastrophes nous sont arrivées en une seule fois à l’instant de notre naissance, quand notre berceau a coulé après avoir heurté la banquise du monde et que notre mère dans la nuit penchait sur nous une lanterne d’angoisse. Le monde s’en va. Ce ne sont pas seulement les banquises qui s’effondrent, c’est notre cœur. La banquise nous ranime, frotte nos joues avec la paille de l’air. »

Même la poésie, un jour, finira par s’éteindre pour laisser place à la naissance d’une poésie qui se tait. Il faut qu’elle disparaisse pour que nous l’intégrions en nous et que chacun puisse alors mourir en poète. Le déchaînement de notre naissance permettra l’apaisement de notre mort. La fin du monde a déjà eu lieu, il y a longtemps, et c’est à partir d’elle que la poésie est née. C’était il y a longtemps. Comme une explosion sourde dont personne n’a conservé la trace. Alors des hommes sont allés creuser la Terre et ils y ont extrait l’énergie qu’ils ont cru première, comme on remonte au sens premier d’un mot pour en trouver l’Origine. Ils ont alors créé l’archéologie, les vestiges, les archives et les ruines ; l’Homme a alors cru qu’il avait accès à l’essence des choses.

« La momie dans le scanner éclate de rire. »

Les vestiges, pourtant, disparaîtront avec nous. C’est l’éternel qu’il nous faut respecter, dans sa moindre petite apparition ; un chat sauvage qui boit l’eau de pluie d’une assiette oubliée sur la table d’une terrasse à la campagne, une « mouett[e] qui criaill[e] au-dessus des déchets cartésiens » ou encore le « camion benne [qui] traverse les phrases de l’Apocalypse de saint Jean.». Si l’Origine était un cri, la Disparition sera un grand silence Rouge, comme systole et diastole d’un même système vital dont nous serons alors libérés.

« Un grand silence viendra qui fracassera tout et nous rendra à nous-mêmes. »

On s’aime et on s’abîme. On s’éteint et on s’étreint. D’une lettre l’autre, la vie et la mort se séparent. Citant le poète Novalis, Christian Bobin écrit vouloir « mourir joyeux comme un jeune poète. ». La citation est en réalité tronquée ici. Reconstituée, on comprend ce qui animait tant celui qui passait des heures à écouter le chant d’un merle :

« Je veux mourir non comme un être épuisé que la nature abandonne, mais libre comme l’oiseau de passage qui cherche d’autres climats, et joyeux comme un jeune poète. »

Le poète du Muguet rouge n’a pas disparu ; il s’est absenté, le temps de se diriger vers d’autres paysages que nous reconnaîtrons un jour, quand nous accepterons d’emprunter l’œil qu’il nous tend pour mieux regarder le monde qui nous entoure. Il s’agira alors d’essayer les lunettes d’une autre époque comme pour mieux voir que la fin a déjà eu lieu et qu’il nous reste alors à écrire un nouveau début, pour soi comme pour tout Autre.

« Autre chose commençait. Je me souvenais de la fin du monde et de qui l’avait amenée. C’était il y a longtemps. Aucune vie n’est vécue. L’explosion commence juste après la mort. Ce qui précède n’est que le grésillement de la mèche.  »

Crédits photographiques : Denis Meyer / Hans Lucas