Pour mener la création du spectacle de fin d’études de sa 34e promotion, le CNAC (Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne), a fait appel à l’autrice, acrobate et fildefériste Marie Molliens. Après leurs trois ans d’études, les quatorze circassien·nes présentent, avec Balestra, une puissante fable post-apocalyptique qui invoque la nécessité d’une révolution charnelle et politique.

Les jeunes circassien·nes explorent les interstices de la virtuosité.

On est saisi d’un certain frisson lorsque l’on entre sous le chapiteau qui accueille le très attendu Balestra, spectacle de sortie de la 34e promotion du CNAC : quatorze Pierrots nous y attendent, clowns immobiles aux sourires absents, sur les tristes notes de la Gnossienne n°1 d’Erik Satie. Ce qui passait pour du calme, de la lenteur et de la poésie apparaît rapidement comme le symptôme d’une réalité beaucoup plus sombre et d’une mélancolie tenace, incarnée notamment par ce personnage grimaçant (interprété par Noa Aubry – bouleversante) qui déambule au milieu de la piste, coincé dans sa roue allemande, pendant l’installation du public. Le ton est donné : son agrès la martyrise et les impulsions que la circassienne lui donne la mettent toujours au bord du déséquilibre. Nous sommes témoins silencieux de sa douleur et de sa lutte, et de toutes celles qui suivront entre les artistes et leurs agrès.

Les jeunes circassien·nes trouvent la virtuosité dans son absence même. Le but n’est plus de se montrer dans une technique pure et une démonstration débordante de l’étendue d’un talent, mais plutôt d’explorer les interstices de la virtuosité, notamment dans le rapport ambigu à ces multiples agrès (roue allemande, roue Cyr, trapèze, bascule coréenne, corde lisse, mât chinois…) qui contrôlent, compriment et dévorent les corps chancelants et abattus. Chaque numéro s’avoue dans une forme d’échec, s’enterre avant de se terminer, dans un acharnement hostile vers un projet devenu brumeux. Pourtant, on est profondément impressionné et ému par ces quatorze artistes d’immense talent, qui osent se montrer à nous par le prisme de l’échec, dans une totale humilité. Le jongleur Julien Ladenburger propose notamment un numéro d’une immense sensibilité, où les balles passent plus de temps à être écrasées, mâchées et recrachées que lancées en l’air. Pour autant, ses gestes, fugaces et millimétrés, sont d’une grâce absolue, tandis que ses jambes se dérobent sans cesse sur un sol savonneux.

Balestra nous conduit là où le désespoir ne prétend pas être invisible.

Balestra nous conduit dans les profondeurs du cirque et entre ses creux, là où l’on peut construire des images macabres, mélancoliques et transgressives. Là où l’émotion est honnête et pure, et où le désespoir ne prétend pas être invisible. On y évoque, par les corps et les cris, la terrible angoisse qui s’empare d’une génération aujourd’hui, face aux enjeux professionnels, politiques et climatiques qui l’attendent. Ces questions ont vite surgi dans les échanges préliminaires menés par Marie Molliens, directrice artistique de la compagnie de cirque Rasposo (créée par ses parents, Joseph et Fanny Molliens), qui souhaitait accompagner les jeunes artistes du CNAC dans leur « éclosion », grâce à « l’onde nerveuse » que représente pour elle le geste circassien. On y est effectivement saisi comme par un choc électrique, qui parcourt longtemps le corps après la fin du spectacle.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans cet univers silencieux mais extrêmement éloquent, où la peur se lit dans les moindres gestes et où il devient difficile de garantir des lendemains qui chantent, les quatorze circassien·nes nous présentent le nécessaire remède à la torpeur : la poursuite de la lutte, guidée par la volonté de reconstruire une communauté (une idée qui a toujours été chère aux arts du cirque).

© Christophe Raynaud de Lage

Balestra est un spectacle total, où rien ne manque pour appuyer la force politique et artistique du propos.

On y retrouve l’image de la lutte militante d’abord, fertile et inlassable. Les corps s’engagent dans tous les sens du terme, courent, sautent, se portent et se rattrapent, et les voix tentent de crier plus fort que les sirènes de police. Cette émulation est profondément politique et communicative : on adhère avec grand enthousiasme à ce départ de feu, qui pose les bases d’une révolution à venir. Les corps des circassien·nes traversent également l’idée d’une lutte qui se double d’ivresse, irradiante et contagieuse, celle qui donne l’illusion de la surpuissance. Ils et elles se vouent à une libération totale de leurs êtres : les collerettes de Pierrot s’envolent et les teints pâles sont frénétiquement débarbouillés. La transe prend possession des corps et se confond avec la folie, elle décentre la gravité et devient presque hallucinatoire. On y évoque aussi la lutte angoissée, vacillante, celle qui hésite à tout abandonner, et qui pousse à crier dans les oreilles du public « Dégage de là, c’est fini, y a plus rien. »

Les puissantes performances réussissent à sublimer la mélancolie en matériau politique.

Balestra est un spectacle total, où rien ne manque pour appuyer la force politique et artistique du propos. Chaque seconde est un nouveau frisson sensoriel : la bande-son alterne entre rythmiques électro, musique live interprétée par les circassien·nes et standards des années 1950 étrangéifiés (dont l’insouciance des paroles contraste avec les tableaux post-apocalyptiques qui se construisent sous nos yeux). Les lumières, hypnotiques et stroboscopiques, nous parachutent en plein cœur de manifestations et de rave parties. Enfin, l’odeur de l’essence nous saisit les narines, tandis que des braises disparaissent sous les pieds de l’équilibriste (et cracheur de feu) Matiss Nourly, qui marche sur une corde enflammée…

Dans un monde qui n’est plus étanche, où les gouttent d’eau qui tombent du plafond risquent de faire déborder des seaux de fortune, les arts du cirque nous proposent une certaine idée de la lutte. Les puissantes performances des quatorze artistes de la 34e promotion du CNAC remettent au-devant de la piste l’importance de la résistance collective, et réussissent à sublimer la mélancolie en matériau politique. Comme des enfants, ils et elles finissent par créer un monde différent où l’on pourrait se laisser traverser par l’enthousiasme. Un fragment de lendemain idéal, où le cirque pourrait à nouveau se faire vecteur de joie.

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage