Lucie Hanoy et la Big Up Compagnie récidivent au Mouffetard avec Juste une mise au point, une pièce musicale sans alibi où explose la saveur des eighties. La marionnettiste y partage les plus belles images de sa vie, inspirées par des personnes atteintes de maladies mentales. Un spectacle drôle, touchant et important sur la « folie » et sa puissance créatrice – où plane l’ombre inquiétante d’une société psychotique obsédée par la norme.

Jouissance et fragilité du cabaret

Bien peignée, guitare à l’encolure, Lucie Hanoy ouvre le bal avec le tube de Jakie Quartz. Tout semble maîtrisé, jusqu’au clin d’œil savamment répété – et pourtant c’est le crash. Le morceau s’emballe et le masque de Lucie-Jakie tombe. Alors que le quatrième mur éclate, on rencontre l’équipe de bras cassés mi-humaine mi-marionnette qui tente en vain de sauver la mise à sa “Lulu”. Malgré leur infatigable optimisme, la comédie musicale ne se jouera pas.  Et c’est tant mieux. Car le spectacle auquel on va assister n’a rien d’un lisse musical de Broadway – et tout, en revanche, d’un cabaret joyeusement chaotique.

Sur le podium, c’est l’esthétique de l’échec qui prime pour laisser passer, dans les fêlures du jeu, la lumière d’une poésie inattendue.

Tortueuse mais pas fouillie – comme en témoigne le paperboard façon TEDx qui trône sur le plateau – la pièce de Lucie Hanoy me rappelle les cabarets des pubs theatre anglais. Les lipsyncs y sont tournés en dérision, les loges souvent à vue et les rideaux dorés plus encombrants qu’utiles. Sur le podium qui colle aux semelles et sent le houblon, c’est l’esthétique de l’échec qui prime pour laisser passer, dans les fêlures du jeu, la lumière d’une poésie inattendue qui touche droit au cœur.

Dans ce cabaret de chair et de chiffons, la musique est reine. Grâce aux talents multiples d’Ava Hervier et Thomas Demay, Juste une mise au point rend magnifiquement hommage à la chanson populaire française des années 80. Comme par magie, le plaisir contagieux de la soirée karaoké se propage immédiatement dans le public dont les fredonnements et les rires ponctuent les numéros adroitement orchestrés.

Regarder la folie dans les yeux

Mais dans cette pièce, le rôle de la musique ne s’arrête pas au divertissement : elle « fait naître l’irréel, la poésie et la mélancolie. » Avec finesse, Lucie Hanoy utilise la variété pour invoquer des personnages, des personnalités d’un autre temps qui ont croisé sa route et dont elle ressuscite la mémoire. Leur point commun : une forme, plus ou moins appuyée, de maladie mentale. Ces portraits sont nés d’une décennie d’observation par l’autrice dans le cadre de ses travaux auprès de personnes handicapées au cours de séjours-vacances adaptés. Parmi les « tempêtes émotionnelles » à l’origine du spectacle, il y a aussi celle d’un frère malade. Autant de couches de vécu qui donnent à ces fantômes hauts en couleurs une véritable épaisseur.

Elles s’appellent Rose Williams, Judith Scott, Frances Farmer ou encore Camille Claudel. À travers leurs vies marquées au fer rouge de la folie, Lucie Hanoy met des mots sur l’horreur des traitements infligés par une société patriarcale aux femmes atteintes de maladies mentales – ou considérées comme telles. Lobotomie, électrochocs à l’insuline, internement – autant de termes d’un temps que l’on croirait révolu. L’est-il réellement ? Nous interroge l’artiste.

Irons-nous jusqu’à suivre l’exemple de Virginia Woolf, qui se tue de peur de succomber à la démence ?

Avec poésie et douceur, Lucie Hanoy et ses acolytes nous tendent le miroir d’une société tétanisée qui tourne le dos à ses « fous » et ses « folles » pour ne pas avoir à les regarder dans les yeux, de peur qu’ils soient contagieux – dangereux parce qu’hors-normes. Irons-nous jusqu’à suivre l’exemple de Virginia Woolf, qui se tue de peur de succomber à la démence ? Car après tout, se couper des « fous » c’est un peu mourir nous chuchote Lucie Hanoy : arrêter d’interroger le réel, refuser l’inexplicable et s’asphyxier dans l’uniformité. Dans un épisode de Zone Trouble, parodie mordante d’émissions de faits divers, elle renverse enfin le sens : et si la folie véritable était justement hors des asiles ?

Des antidotes en mousse

Face à cette psychose sociale, Lucie Hanoy lève une armée de marionnettes, masques, muppets et kokoshkas prêts à en découdre. À commencer par Henri, quatrième membre de la troupe, qui chantera sa chanson à l’heure, coûte que coûte. Pour l’autrice, le choix de la marionnette s’impose comme une évidence : « son identité poétique, son pouvoir de mise à distance et sa force transitionnelle font sens avec le sujet et le propos du spectacle ». L’identité poétique de la marionnette, c’est ce complément d’âme qui surgit de l’alliance de deux corps, organiques et articulés. Cette altérité neuve qui nait dans une forme de schizophrénie créatrice, principe actif du questionnement du réel et de la norme.

Oui, c’est un coup de génie que d’avoir choisi la marionnette comme medium pour parler de psychiatrie. Redoutables dispositifs thérapeutiques, ces pantins en mousse nous apprennent à ne pas craindre l’altérité mais à l’apprivoiser à travers le prisme de la fiction et de l’art. Les marionnettes et les masques du spectacle sont d’ailleurs inspirés de l’art brut et, en particulier, des œuvres de l’américaine trisomique Judith Scott. Bel hommage.

« L’identité poétique [de la marionnette], son pouvoir de mise à distance et sa force transitionnelle font sens avec le sujet et le propos du spectacle. »

Antidotes à la morosité autant qu’à la bêtise, les poupées de la Big Up Compagnie soignent leurs partenaires de jeu autant que le public par le rire et l’émotion incroyable qu’elles suscitent. Créatures irrésistibles que ce Rémi qui appelle Lucie avec une tendresse maladroite « sa poulette » ou la magnifique Béa dont le digne silence dit toute la beauté.

Bien plus qu’un « p’tit clin d’œil de survie », cette œuvre donne un coup de projecteur sur l’urgence d’agir pour le bien-être, le respect et la reconnaissance des personnes atteintes de maladie mentale. Un message que portent avec une énergie dingue et salutaire Lulu et sa chouette bande.

  • Texte Lucie Hanoy
  • Mise en scène Clément Séclin
  • Jeu, chant et création musicale Lucie Hanoy, Thomas Demay, Ava Hervier
  • Production Big Up Compagnie
  • Au Mouffetard (Paris 5ème) du 25 janvier au 4 février 2023. Mardi, mercredi, jeudi, vendredi : 20h. Samedi : 18h. Dimanche : 17h.
  • Durée : 1h15
  • Tournée : Festival Méliscènes du 18 au 21 mars 2023 – Auray (56). Théâtre à la Coque-CNMa les 23 et 24 mars 2023 – Hennebont (56).
Crédit photo : © Virginie Meigné