Autrefois, avant la guerre israélo-libanaise, il y avait une ligne de chemin de fer qui reliait les deux villes. Le titre du nouveau film de Michale Boganim, Tel Aviv – Beyrouth, renvoie aux termes d’une relation impossible. De part et d’autre de la frontière, la cinéaste brosse le portrait de femmes aux destins croisés, réunies par les hasards de l’histoire.

Tel Aviv – Beyrouth se comprend d’autant mieux que dans son œuvre précédente, Mizrahim : Les oubliés de la Terre Promise (2021), Boganim proposait de recouvrer la mémoire douloureuse de la construction de l’État israélien qui avait nié la culture juive-arabe. Déjà dans La Terre outragée (2011) qui portait sur le sort des victimes de l’accident de Tchernobyl dix ans plus tard, il s’agit de mesurer la portée des grands événements et de rétablir des continuités. Aux temps courts du choc après l’annonce, en novembre dernier, de l’accord « historique » qu’ont signé Israël et le Liban pour délimiter la frontière maritime, la réalisatrice oppose l’examen des temps longs de l’Histoire. 

Traité des bons sentiments

Mizrahim relevait d’une cartographie de l’exil et faisait de l’errance un mouvement qui trace des lignes entre des points dispersés sur le territoire. Dans Tel Aviv – Beyrouth, c’est la rigueur de la construction temporelle qui frappe. Trois dates découpent le film en blocs de durée qui donnent au premier abord l’illusion de la discontinuité. L’occupation des régions au sud du Liban commence en 1984 et le Hezbollah organise aussitôt la riposte. Malgré la déchirure, des liens invisibles se créent entre Myriam (Sarah Adler), une jeune femme livrée à elle-même après le départ au front de son mari, et Tanya (Zalfa Seurat), une petite fille libanaise, dont la famille invite souvent le soldat israélien, Yossi (Shlomi Elkabetz), à dîner. Elles ignorent leurs existences respectives puisque ce sont les hommes qui circulent et deviennent amis par la force des circonstances. En 2000, tandis qu’Israël amorce le retrait de ses troupes et que le Liban gagne son indépendance, Tanya doit quitter précipitamment le pays avec son père parce qu’il a collaboré avec l’ennemi. 2006 semble marquer la fin officielle du conflit. Sur fond d’emballement de crises multiples, les deux femmes se rencontrent enfin à Haïfa et entament un funeste voyage qui prend la forme d’un road-movie.

Si l’on accepte l’idée que le film décrit une sorte d’utopie dans laquelle les Libanais et les Israéliens se comprennent à demi-mots, se respectent et souffrent ensemble, alors cette histoire d’amitié et de trahison tient à peu près debout. La fabrication du film lui-même relève de l’utopie : des acteurs israéliens, libanais et palestiniens ont accepté de tourner ensemble à Chypre pendant le confinement et mélangent sans cesse les langues à l’écran, passant de l’hébreu à l’arabe, du français à l’anglais. Cependant, le sujet d’une amitié (ou d’un amour, cela fonctionne aussi) entre les deux partis d’un conflit fratricide n’a rien de nouveau dans le traitement cinématographique des guerres israélo-arabes. Plus encore, il semble qu’il s’agisse du seul angle possible pour poser prudemment un problème historique. 

Quelques exemples parmi d’autres de la grande vague des films mielleux des années 2010 : Le Cochon de Gaza (2011) sur un ton burlesque, Une bouteille à la mer (2012) qui raconte une romance ou encore Zaytoun (2013) qui traite d’une amitié entre deux petits garçons. Ces dernières décennies ont ainsi évoqué les guerres du Proche et du Moyen-Orient par des voies détournées comme si elles n’étaient que des toiles de fond de catastrophes individuelles. Boganim entend montrer comment l’Histoire broie les êtres, dénoue les relations affectives et mine les tentatives de rapprochement en jouant lourdement sur la symbolique de la frontière – territoriale, linguistique, culturelle, mentale et pourtant si artificielle. 

La guerre sans la guerre

La cinéaste noie ses interprètes dans un mélo sirupeux et désamorce la force du geste politique.

Le film lie tous les personnages les uns aux autres par les hasards du sort et la proximité géographique. À chaque fois que la frontière se ferme, des vies sont brisées et on croit que la guerre est enfin terminée, à chaque fois que les affrontements reprennent, la plaie s’ouvre à nouveau, de sorte que pour la réalisatrice, il faudrait comprendre l’Histoire comme un éternel retour du même. La cinéaste, curieusement, n’est pas intéressée par la guerre. Celle-ci est cantonnée au hors-champ, réduite à un sujet de conversation et faisant office de brouhaha ambiant – on l’entend par exemple à travers des archives sonores et à la radio. Le film s’attache plutôt à raconter des scènes ordinaires teintées d’un bleu mélancolique où des enfants libanais s’ébrouent joyeusement dans un ruisseau tandis que pleuvent les bombes. En mettant le conflit en sourdine, Boganim déploie une intrigue à la fois molle et incroyablement compliquée sans jamais susciter le moindre émoi. La vacuité des répliques (« Cette guerre ne finira jamais » n’est qu’un exemple parmi tant d’autres) prononcées par des acteurs au jeu fort médiocre y est sans doute pour quelque chose. Les personnages se mêlent et se confondent parce qu’ils partagent la douleur d’une guerre insensée. Soit, mais l’intérêt que cette souffrance suscite ne fait que décroître au fur et à mesure d’un récit prévisible qui aboutira nécessairement au constat de la paix impossible. À force de gommer les disparités entre les deux camps, la cinéaste noie ses interprètes dans un mélo sirupeux et désamorce la force du geste politique consistant à enfin évoquer les violences qu’ont subies les Libanais rejetés par leur pays et oubliés par Israël. 

Là où la forme documentaire mêlée au dispositif de la lettre dans Mizrahim rendait possible un traitement lyrique et poétique de l’exil, la fiction tend ici à désincarner les oubliés auxquels la réalisatrice voudrait pourtant rendre hommage et à donner une dimension anecdotique voire feuilletonesque à un tournant de l’histoire récente d’Israël. Il s’agirait de traiter les guerres israélo-arabes sous l’angle de la grande Histoire pour en montrer les enjeux, les conséquences politiques et les causes multiples dans une actualité toujours aussi brûlante. À force de refuser le tragique écrasé sous du pathos (la musique originale composée par Avishai Cohen en est une parfaite illustration), il semblerait qu’on manque un sujet. Par crainte d’en faire trop, on n’en fait peut-être pas assez.

Tel Aviv – Beyrouth, un film de Michale Boganim avec Zalfa Seurat, Sarah Adler, Shlomi Elkabetz et Younes Bouab. En salles le 1er février.