Installé dans la ville de Saintes en Charente-Maritime, Laurent Pépin partage sa vie entre la psychologie et l’écriture. Monstrueuse féerie, son premier roman, explore les méandres de l’esprit des plus vulnérables en écho à son expérience de psychologue clinicien. Les prometteuses éditions Fables fertiles, tout juste écloses l’an dernier, nous font découvrir avec cette réédition une œuvre magistrale, qui ne manquera pas de subjuguer et d’empoigner les amoureux de la littérature. 

Ce qui plaît tout d’abord dans Monstrueuse féerie, c’est ce style empreint de clarté et de fluidité. Si le lecteur se demande aussitôt où ce récit singulier va le mener, une chose ne lui échappe point : Laurent Pépin sait manier la plume. Tout en simplicité, les phrases se succèdent dans un rythme harmonieux ; les images défilent dans notre esprit. L’on pourrait définitivement qualifier le style de l’auteur de cinématographique. La présence du “je” autobiographique plante le décor sans s’imposer à nous. Discrètement, les Monstres s’immiscent dans l’intimité du narrateur. Un face-à-face qui prête à réfléchir ; des personnages dans le personnage.

“Et dans le noir, quand je redevenais l’être-monde coupé du reste de l’univers, je pensais aux Monstres et j’avais peur.”

La dimension réaliste du témoignage se mêle à la poésie de l’autofiction. L’auteur ne se limite pas dans ses envolées lyriques ; il en parsème l’ouvrage, tout en retenue. Il saisit la magie quotidienne des éléments, en écho à son désespoir latent : “Puis il s’est mis à pleuvoir dans mon séjour mais je crois que c’était juste pour que je ne voie pas qu’elle pleurait”. Une sensibilité à mi-chemin entre la poésie surréaliste et les haïkus japonais. Et comme le rappelait Sainte-Beuve, “tout écrivain capable d’écrire un bon roman est plus ou moins poète”.

Monstrueuse féerie, ce n’est pas seulement un ouvrage sur la folie – et là encore cette “folie” réductrice fait tâche. C’est aussi le conte d’une histoire d’amour avec ses prémices, sa plénitude et son déclin. Un topos qu’il exploite avec brio, dans l’esprit de Pierre Le Coz dont l’œuvre est une succession de variations d’un même motif amoureux. Histoire d’amour qui se prête parfaitement à une telle mélancolie poétique : “Je l’ai senti dans l’air aussitôt. Un bruit imperceptible, ces bruits que font les rêves quand ils disparaissent tout d’un coup sans prendre la peine de s’estomper doucement, comme une bulle de savon qui éclate ou un os de fourmi qui se brise”.

Peindre la misère sociale

Pourtant, le lecteur découvre rapidement un univers sombre et brutal. Cette dimension poétique, certes propre à Monstrueuse féerie, est en réalité trompeuse. Laurent Pépin ne fait pas dans la dentelle ; il frappe fort, très fort. Dans ce récit à la dimension autobiographique présumée, peu de choses relèvent en réalité de la fable et encore moins du conte. Ce n’est pas pour rien si les seuls contes auxquels nous renvoie explicitement Laurent Pépin sont Hansel et Gretel des Frères Grimm ainsi que Le Petit Poucet de Perrault, récits lugubres et rarement appréciés des enfants. Avec Monstrueuse féerie, l’écrivain s’attaque à un sujet de taille et encore quelque peu tabou : la maltraitance infantile. Laurent Pépin s’inscrit donc dans la digne lignée de Jules Vallès qui en 1878 était l’un des premiers écrivains à s’emparer du sujet avec L’Enfant, son œuvre majeure.

“Et parfois, à la maison, la vie jaillissait brutalement hors de son bocal d’éther : tout à coup, sans crier gare, les parents voulaient tuer les enfants. Pas pour ne pas les voir souffrir, mais pour qu’ils ne puissent pas témoigner de leur naufrage. C’était un peu l’histoire du Petit Poucet, mais sans faux-semblant. Ça se produisait après le dîner. Je les entendais, le soir, derrière ma porte.
Ils se disputaient pour savoir auquel d’entre eux en incombait la mission.”

A l’instar d’écrivains contemporains comme Eddy Bellegueule et de Jean-Baptiste Del Amo, Laurent Pépin se fait le porte-parole de cette France occultée. Il peint la misère sociale, non celle de la faim et de la nudité que l’on ne peut cacher mais celle qui se tapit derrière les apparences. La violence familiale s’opère ici en huit-clos, à l’abri des regards, dans l’entre-deux factice de la classe moyenne, entre deux maisons pavillonnaires : “Il déambulait, le front dans la main, en sueur, la verge flasque et triste. Il buvait de l’eau, soupirait lourdement, tournait un peu en rond et rejoignait la mère en soufflant.”

Cette France, c’est la France de la DASS, de l’effroi et du silence. Tout dans le style de Laurent Pépin nous ramène à ce sentiment d’inquiétude et à cet instinct qu’a l’enfant d’être en permanence sur le qui-vive : “C’était un être dissimulé et inquiet, le père, un type qui rasait les murs constamment, coupable par avance de tous les torts qu’il ne nous avait pas encore causés”.

Une poésie de l’effroi

La psychanalyse ne fait plus qu’un avec le roman ; tout est passé au peigne fin, de l’inceste au gavage psychique en passant par l’autisme tacite, le tabou du suicide ainsi que la psychiatrie lourde. Fort d’une expérience de psychologue clinicien, Laurent Pépin nous invite à porter un regard plus sensible sur les patients aliénés des hôpitaux psychiatriques : “Les Monuments, la plupart des gens ne savent pas que ce sont des poètes. Quand ils délirent, on appelle ça des « décompensations psychotiques ». Je remplace par « poétiques », je préfère.
Je trouve que ça évoque mieux le poids du Verbe chez ces gens qui ont dû décider en urgence d’un truc inaugural afin de pouvoir se tenir debout face aux vivants”. Il va sans dire que le portrait ici dressé de notre système psychiatrique n’est pas élogieux.

Le génie individuel de l’auteur ne réside pas seulement dans sa plume poétique ou dans son approche réaliste. C’est précisément au travers de cette fusion des styles qu’apparaît la grandeur de Monstrueuse féerie.

Le génie individuel de l’auteur ne réside pas seulement dans sa plume poétique ou dans son approche réaliste. C’est précisément au travers de cette fusion des styles qu’apparaît la grandeur de Monstrueuse féerie. Avec ce que l’on pourrait nommer sa poésie de l’effroi, l’écrivain s’immisce au plus près de la psyché de l’enfant brisé. Les mécanismes de protection psychique tels que les hallucinations allégoriques se font matériau littéraire. La violence des images frappe le lecteur. Des cafards grouillent dans le corps du père. Des enfants mutilés sont expulsés du ventre de la mère. L’enfant ne peut consciemment assister à sa propre déshumanisation ; le cerveau humain a plus d’un tour dans son sac. Ces sombres visions ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur mais une réalité psychiatrique ; il s’agit bel et bien de dissociation mentale.

“Et plus je les regardais, plus les étrangers semblaient se transformer sous mes yeux en créatures uniformes, patchworks des créatures qui avaient peuplé le monde jadis. Rapidement, leurs troncs, leurs membres, leurs figures n’étaient plus que des empiècements hétéroclites d’organes, des déchets d’humanité.”

Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont Laurent Pépin traite la question du trouble de l’autisme entre délires obsessionnels et détachement émotionnel, dépendance affective et hypersensibilité masquée. Les repères temporels sont de même brouillés, tout comme la triade “enfance – adolescence – âge adulte” qui n’a plus de consistance dans le témoignage du narrateur ; à la manière du syndrome de Peter Pan, celui-ci ne distingue plus les frontières entre la mémoire traumatique et l’instant présent.

Un style recherché et résolument moderne. Un sens de la narration imparable. Une violence poétique qui émeut autant qu’elle saisit. Il n’est pas excessif de dire que Laurent Pépin est un “grand” ; l’année littéraire commence en beauté.