Paru le 2 février chez Arléa dans la toujours si délicieuse collection « La Rencontre », le nouveau texte de Stéphane Lambert s’attaque au peintre Vincent Van Gogh. Vincent Van Goh, l’éternel sous l’éphémère, c’est comme une lecture intime du peintre, parcours croisé ; un exercice délicat et réussi, pour revenir à l’artiste par les lieux.

Itinéraire d’Amsterdam à la mélancolie, passant par Paris, Arles, Saint-Rémy, Auvers-sur-Oise, ce nouveau texte de Stéphane Lambert prend la forme d’une adresse à Van Gogh, à partir des traces du peintre à manifester les gestes picturaux qui se jouent, certes à la lumière de sa vie mais sans tomber dans l’exercice biographique. Histoire de la peinture, pourrait-on, le livre se situe sur le chemin, à la faveur des lieux qui éclairent les toiles, et inversement ; la matière emplit l’horizon et l’imaginaire s’incarne. Stéphane Lambert dessine un horizon mélancolique à l’oeuvre de Van Gogh, où l’aléa individuel ponctue évidemment la création mais permet surtout d’y sentir le dépassement du sujet lui-même et s’organise comme une réflexion entre l’intériorité et l’extériorité, la fracture et le paysage. « Retenir l’extérieur qui s’échappe pour y inscrire votre humanité tremblante. Éclairer ce monde étouffant avant que l’hiver septentrional n’engloutisse totalement sa lumière. »

Lumière. Car c’est bien d’une lumière diffractée qu’il est question. Qui contamine progressivement l’artiste, d’une lumière cahotée et d’une lumière en tension, du ciel du nord au ciel du sud. Van Gogh alors serait la rencontre de ce voisinage contraire et complémentaire entre la mélancolie septentrionale et la mélancolie méridionale dont parle Thomas Mann.

A Amsterdam, où il est déjà « le plus inadapté des hommes », c’est l’ouverture à la peinture. Et puis, dès « que l’image se met en place, la chaumière, dans ce qu’elle incarne de plus fondamental, entre dans la toile. Comme si peindre était s’absoudre dans l’anonymat du lieu, se fondre dans le travail, jour après jour, devenir ce que l’on fait, ce qui passe par le canal de soi-même, et aboutir, débarrassé de ce qui encombre, dans la coloration d’un paysage. » Car toujours dans le geste de naissance s’affirme un horizon de perte. Car toujours dans l’épiphanie de la toile s’affirme la décharge d’un brasier intérieur. « La beauté amère des premières œuvres portait déjà l’empreinte de cette dissolution – de sa peur. Le crépuscule du soir dévore l’aube dont il vient. Le foyer est un refuge qui brûle, un projet auto-consumant. La vie matérielle est hors de portée. »

De ce soleil qui éclaire comme par effraction la vie. Démasque la chaumière et le souffle creusé comme le paysage à venir. Manière de rappeler ce qui est demeuré bancal, comme à l’étroit. Paris change de face, regard à l’envers et nouvelles lumières, là où le « ciel se décompose en petites touches ».

« De la ville, vous cherchez autre chose que son tintement permanent. Les sommets, les confins, les morceaux de ruralité, les recoins, les sous-bois, les angles morts, l’intimité. Les possibles amitiés. Tout ce qui vous rappelle à votre inaliénable solitude. Paris vous attire et vous agace. »

Des Jardins potagers à Montmartre au Boulevard de Clichy, Paris situe un temps de la peinture. On y découvre ce peintre au seuil d’une vie autre, comme d’une philosophie de la création, portée par les bouleversements intérieurs / « Le peintre est celui qui recueille l’esprit de ce qui va et vient devant ses yeux, dans l’envoûtant manège de la matière. Celui en qui subsiste le dépôt de l’illumination. L’éternel sous l’éphémère. »

Soleil creuset, soleil frontière, c’est toujours l’oeil éclaté, l’outre-voir de l’éblouissement, l’outre-voir et la perte. « Votre regard observe votre regard observer votre regard. Cherche à déchiffrer l’énigme qui lui résiste. A percer l’écran derrière lequel vous êtes. Et cela en une boucle infinie. Tout est là. Devant vous. En vous. Réuni. Éclaté. La conscience et le corps en deux blocs séparés. L’expression d’une fracture dans la logique du réel. Un dessaisissement de soi en même temps qu’une tentative de recollation. »

La lumière se précipite, se charge, comme les troubles, nœud du temps de soi dans la masse du pinceau.

Avec Arles c’est l’exploration méridionale. Soleil du sud. Toujours la lumière qui bouscule – éclatant de l’oeil coupé plus que l’oreille / « De même que la poésie s’insinue dans une zone intercalaire entre la réalité des choses et la rationalité de la langue, votre peinture saisit le hors-champ en plein coeur de la vue. » La lumière se précipite, se charge, comme les troubles, nœud du temps de soi dans la masse du pinceau. La Moisson, ou l’implosion du soleil, l’écarquillement et la limite/ « L’éclat du soleil impose économie et rigueur. Chaque chose a sa place vers le désœuvrement. »

Et puis Saint-Rémy et les sommets des crises / « Débusquer l’objectivité dans le chaos des sens. Retenir le dehors qui se dérobe. Enfouir son esprit sous la terre Avaler des couleurs. Tant d’arbres peints. Arbres de vie, arbres de mort. Tant de métaphores abattues pour calmer la fureur. Sans effacer la tristesse. »

Van Gogh est avant tout une histoire de soleil – œil solaire – vers la consumation (sacrificielle diraient certains). Itinérance soleil fou, voilà la déambulation historico-visuelle du beau livre de Stéphane Lambert, qui nous laisse saisir finement cette oscillation vers l’extériorisation, la recherche d’une permanence au-delà de l’effervescence, de la folie ou de la peinture, ce qu’il reste à récolter. Acmé du Semeur : « Jaune brûlé, cramoisi. Vous vous éloignez des cris. Des batailles. Les astres de la nuit vous appellent. Cherchant le jour là où il meurt. Toute naissance est une blessure fertile. »