L’essai de Pierre Manent paru l’année dernière chez Grasset a pour sujet la « proposition chrétienne ». Une proposition ancienne, « repensée et reformulée par Blaise Pascal, sous une forme fragmentaire et inachevée mais singulièrement puissante » : et c’est précisément cette formulation pascalienne de la proposition chrétienne que Pascal et la proposition chrétienne s’attache à nous restituer.

Cette proposition a ceci de louable qu’elle est radicale, sans être sectaire. Elle offre en effet une explication dogmatique de notre nature, structurée autour du mystère du péché originel, à laquelle elle nécessite d’adhérer – d’accorder foi. Mais, en distinguant nettement les dimensions de la condition humaine, et en leur accordant à chacune droit de cité, cette proposition évite par ailleurs l’écueil sectaire.

Reprenant l’apologétique des Pensées, l’auteur alimente par ailleurs son développement de nombreux textes pascaliens ainsi que d’éclairantes comparaisons avec d’autres penseurs, de saint Anselme à Hobbes en passant par Rousseau, Montaigne et saint Thomas d’Aquin. Aussi le texte est-il à la fois clair et dense, et satisfera tant le béotien que le passionné de Pascal.

La raison impératrice en son royaume – mais pas au-delà

Une première partie tourne autour de la relation de Pascal à la raison et, plus précisément, de sa place dans le chemin vers la foi. Peu féru de théologie, l’auteur des Pensées est très dubitatif quant à la possibilité d’une conversion par la raison – sur le mode des preuves cartésiennes de l’existence de Dieu.

Non pas que Pascal congédie la raison : comme le rappelle l’auteur, il fut un des fers de lance de la « révolution géométrique » du XVIIème, et contribua également grandement à l’essor des connaissances physiques – démontrant rien de moins que l’existence du vide. Il défendit farouchement la science moderne naissante face aux empiètements, et considérait qu’il était indéfendable pour l’Eglise de s’en mêler en arguant de textes sacrés – comme dans la controverse avec Galilée.

Pascal finit par se détourner – du moins partiellement – des « sciences abstraites ». En effet, elles lui sont apparues inutiles à la connaissance de l’homme – la seule qui importe vraiment.

Mais, au contraire de Descartes, il ne faisait pas des perspectives immenses ouvertes par la science une preuve de la grandeur humaine : d’après lui, les deux infinis – le grand et le petit – que l’homme vient de découvrir et qui l’écrasent de part et d’autre doivent avant tout lui rappeler ses étroites limites, sa contingence, et la fragilité du monde qu’il édifie. Et Pascal finit par se détourner – du moins partiellement – des « sciences abstraites ». En effet, elles lui sont apparues inutiles à la connaissance de l’homme – la seule qui importe vraiment. Ainsi, « au moment où se formule le projet d’améliorer radicalement, donc de changer radicalement la condition humaine, Pascal proteste que la science peut d’autant moins changer notre condition qu’elle n’en peut rien connaître puisque les déterminants de notre être lui échappent essentiellement. »

La clé de cette position de Pascal sur la science réside dans une notion centrale : celle des trois « ordres ».

Les trois ordres pascaliens

La distinction entre les ordres est fondamentale pour comprendre la proposition pascalienne, à la fois radicale et non sectaire – un ordre étant, dans le vocabulaire pascalien, à la fois une dimension de la vie humaine et la part de la société régie par cette dimension : il est à la fois une sphère de la vie humaine dotée de ses idéaux propres, et la réunion des individus suivant ces idéaux.

De ces trois ordres, les deux premiers sont aisés à saisir. « L’ordre de la chair » est celui de la vie matérielle, sociale, économique et politique, « le tout de la vie humaine telle que la plupart des hommes la mènent ou la subissent, cette vie aimantée par les rois, les riches, les ‘‘capitaines’’ – ajoutons aujourd’hui : les people –, bref la vie qui s’offre à nos yeux avec un éclat qui nous captive, nous charme, nous enchante, nous entraîne, l’éclat des grandeurs ! ».

Le deuxième ordre est celui de « l’esprit », celui des génies scientifiques tels Archimède. Cet ordre est lui aussi animé par la recherche des « grandeurs » : il s’agit simplement d’autres grandeurs.

Laissons pour plus tard le troisième ordre, le plus haut, celui de « la charité ». Notons pour l’instant avec Pierre Manent que « les ordres sont indifférents et invisibles les uns aux autres, séparés les uns des autres par une distance infinie, et même infiniment infinie, et en même temps ils ont la même structure d’ordre : dès lors que nous vivons ou entrons dans l’un de ces ordres, nous sommes assujettis à sa loi, à sa manière spécifique d’agir sur nos facultés, de prendre irrésistiblement l’ascendant sur elles – sur nos yeux de chair, ou notre esprit, ou notre cœur. »

Chaque ordre a sa logique propre : d’où la séparation ferme de Pascal entre la science, appartenant au deuxième ordre, et la foi, appartenant au troisième. Une séparation stricte, et ce dans les deux sens. L’ordre de la charité ne peut ainsi pas se permettre, malgré sa supériorité réelle, d’intervenir dans l’ordre de l’esprit – tout comme la science ne saurait se mêler des « mystères » de la foi.

Chaque ordre a donc sa propre optique, mais aussi sa valeur : y compris l’ordre de la chair, le moins élevé pourtant – et le moins chrétien.

Laisser à César ce qui est à César

Pascal célèbre sans équivoque l’ordre de la chair édifié sur la concupiscence – c’est-à-dire notre attirance pour les biens terrestres – : « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité. » L’homme est dévoré par le désir et l’amour-propre, et donc prompt à se jeter au cou de son semblable pour obtenir ce qu’il estime lui être dû. Or, nous le voyons en société vivre en paix – certes relative – avec ses semblables, et même coopérer avec eux.

Loin comme Hobbes de penser l’État comme une réunion d’individus atomiques ayant volontairement et rationnellement abdiqué leur liberté, Pascal constate l’existence d’Etats concrets, surgis non pas d’un pacte mais d’une histoire violente. Structurés chacun autour d’un régime politique contingent et qui a d’abord été installé par la force, puis ratifié par la justice, ces Etats institués ont la grandeur de dissuader les hommes de chercher à conquérir le pouvoir par la force (au moins un temps). Impossible de ne pas rappeler la prégnance du souvenir sanglant des guerres de religion, qui fonde cette glorification de l’ordre en ce qu’il est ordre, et empêche ainsi ce « plus grand des maux » que sont les guerres civiles.

Cet ordre socio-politique est donc bon, au regard des objectifs atteignablesdans l’ordre de la chair : assurer une relative concorde y est largement suffisant – en plus d’être, comme on l’a vu, admirable, étant donné le matériau friable à partir duquel cet ordre est bâti ou, pour le dire en termes pascaliens, « la raison [la concupiscence] des effets [la paix civile] ».

Le Christ, remède à la Chute

Quant au troisième ordre – appelé parfois ordre de la volonté, parfois de la sagesse, parfois de la charité –, il a pour modèle et pour guide le Christ, comme l’indique un fragment des Pensées : « Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au-dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. »

La « proposition chrétienne » dégagée par Pierre Manent est avant tout individuelle : elle s’adresse à chaque membre de l’Humanité, et le chemin de la conversion ne passe pas tant par le culte public que par un perfectionnement intérieur, afin de corriger une volonté souillée par le péché originel. Le moyen privilégié de cette guérison est l’imitation du Christ et, en particulier, de son humilité spécifiquement chrétienne, dont l’auteur nous dit qu’ « elle est la vertu la plus difficile à comprendre. Peut-être même est-elle plus difficile à comprendre qu’à pratiquer. »

Pour Pascal, la « connaissance de l’homme », inaccessible comme on l’a vu aux « sciences abstraites », est apportée par la religion et, plus spécifiquement, par la religion chrétienne, qui seule révèle la nature duale de l’homme – à mi-chemin de Dieu et des animaux –, justement par la doctrine du péché originel.

Cette dernière phrase s’applique à vrai dire aux derniers chapitres de l’œuvre, consacrés précisément à la proposition chrétienne. Celle-ci ne ressortissant pas, on l’a vu, de l’ordre de l’esprit, elle est pleine de ces mystères qu’il s’agit moins de comprendre que de prendre pour guides de vie. Ainsi le dogme du péché originel, par exemple, est-il moins une explication historique qu’une indication existentielle. Car, pour Pascal, la « connaissance de l’homme », inaccessible comme on l’a vu aux « sciences abstraites », est apportée par la religion et, plus spécifiquement, par la religion chrétienne, qui seule révèle la nature duale de l’homme – à mi-chemin de Dieu et des animaux –, justement par la doctrine du péché originel. Ainsi, comme le résume Pierre Manent, « les deux grands faits qui motivent et ordonnent l’espérance chrétienne – l’homme est malade et Dieu seul peut le guérir –, ces deux grands faits échappent à la raison, même à la raison des philosophes. »

Ainsi la proposition chrétienne est-elle radicale, en ce sens qu’elle implique d’accepter comme un dogme l’explication de la racine de notre expérience : d’après elle tout remonte à ce péché originel qui est pourtant, d’après les Pensées, « folie devant les hommes ». Mais « tout [leur] état dépend de ce point imperceptible » : la nature humaine ne s’explique pas sans ce mystère doublement radical – radicalement mystérieux, et touchant à notre racine.

Le lecteur l’aura compris, il est malaisé de résumer ces développements, qui sont d’ailleurs plus des enveloppements, qui tentent de circonvenir une vérité explicitement mystérieuse. A l’aspect intrinsèquement personnel de correction de la volonté par la grâce de la foi, on rajoutera l’importance de la bonté divine – mise en évidence par la parabole du fils prodigue, où le fils qui a erré est instantanément accueilli avec amour une fois de retour – et l’universalisme de la proposition chrétienne, qui entend relier l’ensemble de l’Humanité en reliant chacun de ses membres, individuellement et intimement, à Dieu.

Une proposition radicale, mais non sectaire

Cette « proposition chrétienne » renvoie à une foi éminemment personnelle et exigeante, donc assez éloignée du simple culte public qu’a pu être le christianisme au temps où il dominait la société – Pascal estimait d’ailleurs que la grande majorité de ses contemporains étaient, de fait, athées, puisqu’ils ne faisaient guère que participer à des rites exigés d’eux par la société, donc par l’ordre de la chair.

La déchristianisation de la France étant désormais actée, Pierre Manent n’est pas le seul à évoquer l’option du repli et de l’intensité.

Certains rejettent une telle évolution, comme Patrick Buisson qui, dans La fin d’un monde, imputait la déchristianisation de la France à l’émergence d’un clergé urbain imperméable aux grandes processions rurales et préoccupé davantage de foi personnelle que de religion publique. Mais d’autres s’en réjouissent, telle Chantal Delsol dans La fin de la chrétienté, pour qui la société chrétienne était bien plus négative – et notamment oppressive – que ne peut l’être la religion dont elle était issue.

Ce rejet de ce qu’on a appelé « christianisme sociologique » et la volonté d’un retour à, au fond, une religion d’élite, n’est évidemment pas nouvelle puisque Pascal la pratiquait. Elle a pu prendre parfois des tours assez intolérants : on pense notamment à Jacques Ellul qui, dans sa Subversion du christianisme, revendiquait un message évangélique « subversif dans toutes les directions » et ainsi négateur de tout ce qui fait l’homme, des cultures particulières à la politique, en passant par les relations économiques ou la famille – c’est le christianisme dans son versant sectaire, celui de Luc 14,26 : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

A rebours d’Ellul et de ce rejet du monde, la distinction pascalienne des ordres permet à la « proposition chrétienne » selon Pierre Manent d’être certes radicale, mais sans rejeter toute cette part de l’homme – et toute cette partie de l’humanité – qui n’y répondrait pas : nul besoin pour ceux qui s’engagent sur cette voie de rejeter frontalement ceux qui ne l’empruntent pas, ni de mépriser toute activité humaine qui ne serait pas directement liée à la rédemption.

Cette proposition est donnée à tous, sans verte invitation puritaine à cesser immédiatement tout commerce avec un monde humain qui serait pure boue : car de cette boue est née un « ordre admirable », nombre de génies de l’esprit, et quelques-uns qui, peut-être, voudront cheminer sur la voie offerte par cette proposition chrétienne.

Référence : Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2022

Crédit photo : © Florence Brochoire