Il est difficile de saisir ce qu’il y a de si bouleversant dans Toute la beauté et le sang versé, le nouveau film de Laura Poitras. Est-ce la délicatesse du portrait de la photographe Nan Goldin et de sa joyeuse bande de lurons ? La radicalité d’un témoignage sur le scandale de la crise des opioïdes qui entache la réputation de la famille Sackler ? Ou bien encore la grâce d’une écriture documentaire qui donne voix à la révolte ?

Là, les souvenirs épars de Nan Goldin, quelques clichés pris à la volée pour saisir le bouillonnement des folles soirées avec ses amis drag. Ici, des images de l’exposition collective « Witnesses : Against Our Vanishing » qui rendent compte de la tragédie de l’épidémie du sida, en 1989, à New York. Pour un film habité par la mort, qui pleure ses morts et rend hommage au photographe et mentor David Amstrong ainsi qu’à l’amie chère, reine des nuits, Cookie Mueller, Toute la beauté et le sang versé brille d’un éclat singulier. Que l’on s’entende : la vie passionnante et mouvementée d’une artiste à l’œuvre transgressive est déjà un excellent sujet de cinéma. Mais le film de Poitras va bien au-delà du portrait d’artiste obséquieux ou de la tranche de vie du milieu underground dans le New York des années 70-80. Il est né de l’évidence d’une rencontre entre deux intelligences, deux sensibilités, deux femmes artistes qui s’estiment et se comprennent. La réalisatrice du superbe documentaire Citizenfour (2015) qui se penchait sur le cas d’Edward Snowden s’intéresse ici à l’action d’un groupe d’activistes que Goldin pilote et qu’elle a baptisé P.A.I.N (PrescriptionAddiction Intervention Now). Les actions coup de poing menées au MET, au Guggenheim, au Louvre ou encore à la National Portrait Gallery ressemblent à des performances artistiques. Poitras fait alors part à Goldin de son désir de documenter ce qui deviendra un scandale médiatique. Celui-ci concerne les victimes d’un médicament commercialisé par une puissante famille de philanthropes, les Sackler, auxquels les plus grands musées et les plus prestigieuses universités du monde doivent une partie de l’argent sale qu’ils manipulent. Aux côtés de leurs bonnes œuvres, les Sackler ont diffusé à grande échelle un antidouleur de la famille des opiacés, qui causa la mort de près de 500 000 personnes. Goldin, aujourd’hui coqueluche des musées qui jugeaient autrefois son œuvre moralement répréhensible, profite de sa notoriété pour réclamer, avec d’autres victimes, la suspension de cette source de financement.

Orgie bohème

L’affaire Sackler n’est cependant qu’un point de départ. Au fur et à mesure du travail d’écriture et au hasard des conversations qu’elle enregistre avec la photographe, Poitras élargit son propos pour mieux replacer le récit de cette lutte au présent dans le flot continuel d’une vie passée à conjuguer art et militantisme. L’œuvre de Goldin est politique de part en part et il n’y a pas lieu de distinguer les registres de la vie de Nan pour faire la synthèse d’une œuvre. Tout est là, sur les photographies : la vérité nue, ou plutôt dénudée, qu’on a figée dans un moment dans lequel se joue parfois une rencontre capitale. Sous les apparences d’un film très écrit, très structuré et ordonné chronologiquement, la parole de la photographe et le surgissement des images semblent obéir à une sorte de pulsion, à un élan vital. Le naturel de la narration doit beaucoup à la finesse d’un montage qui coud ensemble les fils d’une existence. Parmi les grands plaisirs du film, il y a celui d’entendre son récit tantôt enchanté, tantôt effaré de quelques épisodes saillants, et de contempler certains de ses clichés les plus célèbres. Quelques autoportraits troublants et les portraits tendres des êtres aimés. Ils sont flous, bordéliques, mal cadrés, surexposés. Son style, maintes fois copié, est devenu un gimmick. Autrefois, il consistait à revendiquer un droit à l’existence pour tous les individus accablés de honte par un monde puritain et réactionnaire, dévoré par la peur de la drogue et le désir réprimé d’une sexualité plus libre.

Les beaux jours de fête

Le film décrit la pratique artistique comme une forme de vie, collective et ordinaire, politique et euphorique.

La cinéaste mêle la vie politique et artistique, passée et présente de l’artiste, par un jeu de chapitrage qui fait alterner les discours narratifs. Il semble qu’elle donne aussi une dimension presque mythopoïétique à l’ensemble. Chez Nan Goldin, depuis toujours, la vie est une entreprise radicale, qui ne souffre ni compromissions ni renoncements. Les titres des chapitres résonnent comme les noms de glorieuses batailles, remportées ou perdues, pour les droits de la communauté queer, pour la reconnaissance de la culpabilité des Sackler, pour la prise en charge par l’État de l’épidémie du sida… L’une des grandes pistes du film est aussi de ne pas considérer l’album de famille sous la forme du retour salvateur – et simplificateur – aux traumatismes d’enfance. De son enfance sordide dans les années 1950, il ne sera que très peu question. En réalité, Nan est née une seconde fois, au début des années 70, dans un milieu arty qui est devenu son foyer. Elle a alors trouvé les siens en même temps que la photographie, c’est-à-dire un certain point de vue sur la réalité.  Toute la beauté et le sang versé décrit la pratique artistique comme une forme de vie, collective et ordinaire, politique et euphorique. Le film rend un vibrant hommage à la culture underground, à une certaine idée de l’activisme et au mythe Nan Goldin. L’année dernière, la ressortie en salles du Variety de Bette Gordon, co-écrit par la non moins sulfureuse Kathy Acker et dans lequel la photographe jouait son propre rôle de barmaid dans un rade de Times Square, avait ravivé le souvenir de la vie intense et colorée d’alors.

Le mystérieux titre, Toute la beauté et le sang versé, dont le sens sera dévoilé dans le dernier chapitre, semble tout droit sorti d’un verset de l’Apocalypse. Le sang versé pour qui, pour quoi, pour rien ? Le combat politique aura-t-il servi à quelque chose ou bien n’aura-t-il conduit qu’à l’institutionnalisation d’une pratique artistique jadis dissidente ? La portée métaphorique du titre se mêle à l’effet de sens produit par quelques lignes de Conrad citées en clôture, qui arrachent des larmes tandis que les sourires toutes dents dehors des amis disparus continuent de scintiller au cœur des ténèbres. 

Toute la beauté et le sang versé, un film de Laura Poitras, avec Nan Goldin. En salles le 15 mars.