Avec La Langue des cygnes, la compagnie Graine de Vie propose une version inédite du Vilain Petit Canard d’Andersen. Dans cette adaptation bilingue français et langue des signes soutenue par l’International Visual Theatre, on suit le chemin de résilience du caneton le plus mal-aimé de la basse-cour jusqu’à son envol vers la sublimation de sa nature. Un voyage initiatique qui mêle danse, marionnette et musique dans une fusion poétique envoûtante. À voir jusqu’au 22 mars au Mouffetard à Paris.

Détournement de conte

Le Vilain Petit Canard, c’est ce benjamin encombrant, pas beau et bruyant qu’on essaie de cacher en vain pour lui éviter de souffrir. C’est cet enfant sauvage qu’on a bien enfoui, ce génie incompris qui au fil de ses mésaventures découvre l’acceptation de soi – et des autres. En somme, c’est un conte initiatique sur le passage à l’âge adulte. Mais ce qui est remarquable dans ce conte, c’est la puissance du merveilleux qui agit comme ferment de la vie imaginative rendant supportables les coups brutaux de l’existence.

Et c’est là que l’adaptation de la marionnettiste Laurie Cannac, sublimée par la danse d’Andy Scott Ngoua et la musique d’Adri Sergent, vise particulièrement juste. Dans cette version, le surnaturel n’est pas seulement admis par les personnages du conte, elle est comme une seconde peau pour tous les artistes au plateau. Et la magie opère. Seulement, au lieu d’une fascination aveugle pour la parole divine d’un conteur tout-puissant, c’est au corps de porter la tradition orale dans l’expressivité d’une langue – qu’à ma grande surprise – je comprends sans la connaître : celle des signes français.

Au lieu d’une fascination aveugle pour la parole divine d’un conteur tout-puissant, c’est au corps de porter la tradition orale.

La parole-geste, plus que jamais performative, fait alors naître la féérie. Or comment parler du conte sans évoquer les fées, fatae, celles qui justement émettent une parole ? La bonne fée dans cette adaptation, c’est le cygne. Il apparaît soudain au paria comme une réminiscence salutaire et devient l’émetteur du sens. Car finalement l’histoire du Vilain Petit Canard, c’est peut-être aussi celle de la reprise d’une parole « autorisée » au sens étymologique, qui donne force d’accroissement. De ce point de vue, la métamorphose progressive de la narration qui passe du récit factuel au slam puis au rap, pour finir par un pas de deux mélodique est un choix habile. CQFD : le signe remplace la parole pseudo-providentielle du conteur et libère l’imaginaire du spectateur.

« Trouver sa vraie bande »

Mais plus qu’un simple récit de formation, La Langue des cygnes est un conte de société : « nous soulignons ici le fait que cette histoire est celle d’un petit garçon, en rupture familiale et sociale. » Cet ancrage dans une réalité bien identifiée peut paraître à l’encontre de la nature éminemment symbolique du conte. Et pourtant, là encore, Laurie Cannac justifie le détournement par la poursuite cohérente d’un objectif : permettre l’identification du public au protagoniste, quel que soit son niveau de lecture ou son origine sociale.

« Nous soulignons ici le fait que cette histoire est celle d’un petit garçon, en rupture familiale et sociale. »

Aussi, les mouvements du caneton, qui tout du long de la pièce conserve une apparence humaine, sont-ils emprunts de hip-hop et de ce style afro-décalé urbain propre au chorégraphe Andy Scott Ngoua. C’est bien dans la rue que le Vilain Petit Canard fera ses mauvaises rencontres – et non pas dans une paysannerie d’un autre âge.

Les « rencontres » quant à elles sont incarnées par des marionnettes et conservent ainsi leur valeur symbolique. Elles renvoient à l’interprétation que l’autrice et psychanalyste Clarissa Pinkola Estès fait du conte. Animale ou créature hybride, chaque marionnette porte le discours intérieur du personnage principal. Elles sont ses doutes, ses potentielles alliées et surtout d’utiles antagonistes dans sa marche vers sa « vraie bande » – celle qu’il s’agit de retrouver pour se réaliser selon Pinkola Estès.

Le corps du cygne

Or cette marche vers l’individuation, Laurie Cannac la transcrit dans une langue visuelle qui rend intelligible le sens sans pour autant le simplifier. La danse, la marionnette de corps, les projections ou le théâtre d’ombre sont autant de dispositifs qui permettent à cette version bilingue LSF/français d’atteindre des sommets poétiques : « j’ai bien vite dépassé la notion d’accessibilité pour faire briller ce trésor artistique. » Cette alchimie est née de la rencontre de la metteuse en scène avec la conteuse sourde Karine Feuillebois, qui incarne avec une finesse et une expressivité hors du commun la mère du caneton.

« J’ai bien vite dépassé la notion d’accessibilité pour faire briller ce trésor artistique. »

En effet, loin de cantonner sa pièce à une adaptation LSF, Laurie Cannac réussit le pari ambitieux du bilinguisme. Elle nous fait sortir de nos têtes pour appréhender le monde au prisme de nos sens et nous invite avec douceur à se mettre à la place de l’autre. Le cygne devient alors symbole, corps à corps fertile qui fait naître le soi au contact de l’altérité. Un écho magistral aux mots – bien connus des sémiologues – de Saint Augustin : « un signe est une chose qui, outre l’espèce intégrée par les sens, fait venir d’elle-même à la pensée quelque chose d’autre ».

C’est ce « quelque chose d’autre » céleste et précieux que nous offre la compagnie Graine de Vie dans ce spectacle d’une heure dont on ressort comme d’un rêve. Étrangers de passage intemporels, le plus petit des vilains d’Andersen et sa rage de tenir bon prouvent une nouvelle fois qu’après l’hiver vient toujours le printemps.

  • Du 9 au 22 mars 2023 au Mouffetard – du mardi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 17h
  • Tournée : Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes – Septembre 2023 – Charleville-Mézières (08)
  • Mise en scène, marionnettes et direction de la manipulation : Laurie Cannac
  • Interprétation et chorégraphie : Andy Scott Ngoua
  • Jeu en langue des signes projeté : Karine Feuillebois
  • Musique au plateau : Adri Sergent

Crédit photo : © Yves Petit