Depuis le 8 mars et jusqu’au 16 avril 2023, le cirque contemporain investit la région normande avec le Festival Spring, festival international des nouvelles formes de cirque. De Cherbourg à Rouen en passant par Le Havre, Évreux, Deauville, Alençon, Saint-Lô et bien d’autres villes, 60 lieux partenaires de la région accueillent sur trois semaines une trentaine de propositions éclectiques, célébrant d’un même élan les artistes confirmé·es et les jeunes talents.

Au Spring, les espaces se conquièrent : les murs tombent et les agrès se transforment.

Cette année, la thématique de « la conquête de l’espace » rythme le Festival. Le cirque contemporain se reconnaît en effet par ses métamorphoses multiples et sa capacité à toujours s’adapter à de nouveaux milieux, à aller investir les espaces qui lui étaient auparavant fermés. Comme le rappelle Yveline Rapeau, directrice de la plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie (La Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf) et du Festival Spring, « quoi de plus normal pour un art du rebond et de la surprise que de s’affranchir des contraintes de l’espace ». Et en effet, au Spring, les espaces se conquièrent : les murs tombent, les agrès se transforment et les artistes se mettent en quête de propositions toujours plus inédites.

Portés acrobatiques, jonglage, théâtre d’objets, acrodanse, marionnette, roue Cyr, voltige aérienne, fil de fer, clown, magie nouvelle… La programmation de cette édition 2023 est foisonnante et très enthousiasmante. Pour voguer à travers cette constellation, on peut se laisser guider par la thématique de la conquête de l’espace, mais on peut également choisir de suivre le cycle « cirque des cinq continents », qui se propose, cette année, de faire découvrir « toute la folie et la dérision flamande » à travers les créations de jeunes artistes flamand·es (Collectif Malunés, Sinking Sideways et Circus Kaoten). On peut également voyager au sein de l’univers d’un·e même auteur·rice, en suivant les deux parcours « Portraits d’artistes » dédiés à Coline Garcia et Clément Dazin, qui présentent chacun·e plusieurs spectacles, dont une création.
On se réjouit également de retrouver les Australien·nes de la cie C!RCA et leur adaptation du Sacre du Printemps, les jeunes diplômé·es du CNAC avec Balestra, mais aussi La Volte-Cirque, le collectif Petit Travers, le collectif Sous le manteau, la cie La Contrebande, Rachid Ouramdane et la cie XY, Chloé Moglia, Guillaume Clayssen, Clément Poirée, Erwan Ha Kyoon Larcher…

Petits bourgeons

Cette édition 2023 s’attache également à faire vivre le cirque à travers tous les yeux, grâce à la programmation spécifique « Mini Spring », destinée au jeune public. On y retrouve une dizaine de spectacles accessibles aux enfants (parfois dès dix-huit mois !), ainsi que des ateliers gratuits d’initiation au cirque (trapèze, fil de fer, jonglage, clown…) De quoi éveiller des vocations.

Une journée de cirque dédiée aux enfants dont on retient le parfum de barbe à papa et d’émerveillement.

À La Brèche, à Cherbourg, l’un des deux pôles nationaux de cirque en Normandie, se tenait le 19 mars le premier « Family Fun Day », journée consacrée aux mini-spectateur·rices. Trois spectacles rythmaient la journée, en complément des nombreux ateliers de cirque parents/enfants : Portrait chinois, tendre et tourbillonnant seul en scène de Karim Messaoudi, Un contre un, réécriture poétique et corporelle du mythe d’Orphée et Eurydice par Raphaëlle Boitel, et enfin La Face cachée, audacieux double spectacle de présentation des élèves de l’école de cirque de Cherbourg Sol’Air, dirigé·es par le metteur en scène Maxime Mestre. Une journée de cirque dédiée aux enfants dont on retient le parfum de barbe à papa et d’émerveillement.

Portrait chinois – Karim Messaoudi

Sous le chapiteau en bois du terre-plein central, Karim Messaoudi (acrobate membre du Galactik Ensemble et du groupe Kurz Davor) accueille les spectateur·rices en courant. Et courir il va devoir, pour tenter de rester debout sur son plateau rotatif qui accélère sans prévenir. Il interprète le personnage de K, un jeune homme rêveur qui vit son quotidien sans vraiment se rendre compte que quelque chose tourne (trop) rond. Il se lève, s’habille, part au travail et somnole sur sa chaise, comme tout un chacun, mais en jouant toujours de la force centrifuge qui manque parfois de l’envoyer dans le décor.

Grâce à la force centrifuge, les actions du quotidien de ce pensif étourdi revêtent une dimension magique.

Les multiples glissades (toujours maîtrisées) de Karim Messaoudi sont une parfaite entrée en matière pour les enfants : quoi de plus réjouissant que d’être témoin d’une chute, nous rappellent ces petits esprits du mal ? L’acrobate devient clown et fait de son corps « incassable » la garantie de ce plaisir de l’effondrement. Pourtant, la relation que tisse Karim Messaoudi avec son agrès est plus ambigüe : le performeur se livre parfois à d’étonnantes figures, se plaçant lui-même toujours à la lisière entre le contrôle et le renversement. Alors que le monde se dérobe sous ses pieds, le personnage de K gambade, enjambe les obstacles et rebondit, pour nous proposer de très impressionnantes acrobaties.
Grâce à la force centrifuge, les actions du quotidien de ce pensif étourdi revêtent une dimension magique : il fait disparaître les objets d’un jet de poignet, s’assoit sur une chaise invisible, se tient dans des postures impossibles… Par cette très belle narration qu’il crée autour de son agrès tournant, Karim Messaoudi magnifie l’ordinaire et nous invite à repenser le nôtre.

Dans un touchant silence, les portraits se rédigent et se froissent ensuite.

Mais il semble tout de même lui manquer quelque chose : d’abord muette, sa quête d’identité va le pousser à s’adresser au public. « Est-ce que vous pouvez m’aider à savoir à quoi je ressemble ? », nous demande K.  Muni·es de stylos et de feuilles blanches, nous devenons les dramaturges de ce personnage en manque de détermination. Il nous incombe alors la tâche difficile de faire le portrait d’un inconnu, que nous devons nommer sans connaître grâce à l’exercice du portrait chinois (« Et si j’étais un instrument de musique ? Une partie du corps ? Un animal ? ») Tout le monde s’attelle studieusement à l’exercice, même celles et ceux qui ne savent pas encore écrire (car le personnage de K accepte aussi les portraits chinois dessinés). Dans un touchant silence, les portraits se rédigent et se froissent ensuite, archives de cette éphémère mais forte relation qui unit toujours un·e artiste et son public.

Dans Portrait chinois, adultes et enfants sont entraînés dans un même tourbillon initié par le très talentueux Karim Messaoudi, émouvant acrobate qui ne cache pas le fait d’avoir, de temps en temps, besoin de son public pour se trouver, et besoin de recevoir pour donner.

© Tristan Baudoin

Un contre un – Raphaëlle Boitel / compagnie L’Oublié(e)

Le Family Fun Day se poursuit pour les mini-spectateur·rices dans la grande salle frontale de La Brèche, où ils et elles peuvent découvrir une réinterprétation du mythe d’Orphée et Eurydice par Raphaëlle Boitel et la compagnie L’Oublié(e). Pourtant, ici, il est moins question d’une quête amoureuse éperdue que du sentiment flottant que peuvent laisser ces amours inconditionnelles, où l’on se sent parfois un peu coincé.

Les deux acrobates infatigables redoublent d’énergie, dans une impressionnante chorégraphie corporelle au rythme furieux.

Dans le mythe grec, Orphée, inconsolable après la mort de sa fiancée, Eurydice, tuée par une morsure de serpents, descend jusqu’aux Enfers pour la retrouver et l’en sortir. Charmant par sa musique celles et ceux qu’il rencontre, il obtient de repartir avec Eurydice, à la seule condition de ne pas la regarder ni lui parler tant qu’il et elle n’ont pas rejoint la surface des vivant·es. Cédant à la force de son amour, Orphée finit pourtant par se retourner : brisant la promesse faite à Hadès et Perséphone, il perd Eurydice, qui retourne au royaume des morts.
Dans cette adaptation poétique et acrobatique de la compagnie L’Oublié(e), le rapport de force est moins univoque : Orphée cherche Eurydice, mais Eurydice cherche tout autant Orphée. Les deux amant·es ne font même que ça : se chercher, s’apercevoir à travers les agrès et la lumière, se toucher du bout des doigts et se manquer encore. Pour se retrouver, les deux acrobates infatigables redoublent d’énergie, dans une impressionnante chorégraphie corporelle au rythme furieux.

Grâce au travail de la lumière qui découpe la scène de manière très cinématographique et à la métamorphose des agrès (une échelle et un portant à vêtements), dont la géométrie permet de multiples jeux pour les corps, les deux interprètes (Alejandro Escobedo et Julieta Salz) étirent sans cesse l’espace. La chorégraphie se joue moins dans la verticalité que dans la recherche d’un réel contraste entre les deux interprètes, qui ouvrent toutes les diagonales, multipliant et complexifiant ainsi les chemins pour retrouver l’aimé·e. La musique originale d’Arthur Bison sublime ces images, et invite tous·tes les spectateur·rices, même les plus petit·es, à la même émotion.

La danse, l’acrobatie et même le jonglage nous font traverser avec ferveur et délicatesse ce conte désenchanté.

On rit aussi de ces démonstrations d’affection des deux personnages qui, une fois réunis, ne peuvent ou ne savent plus se quitter. L’amour devient dépendance, et il faut soudain jouer des coudes pour se sortir des bras de l’autre. Les enfants sont hilares devant cette scène de catch parfaitement clownesque. On se rappelle alors de l’importance de savoir vivre pour soi avant de vivre pour l’autre, d’être avant tout la femme ou l’homme de sa propre vie.

Raphaëlle Boitel nous emmène, avec Un contre un, à la frontière entre le mythe et sa déconstruction. Orphée et Eurydice sont ici à l’image de ces couples qui se perdent dans le fait de se chercher, peut-être, justement, parce qu’ils ne se sont jamais regardés. La danse, l’acrobatie et même le jonglage nous font traverser avec ferveur et délicatesse ce conte désenchanté.

© Maxime Mestre

La Face Cachée – École de cirque Sol’Air et Maxime Mestre

Pour clôturer cette journée de festival, l’école de cirque Sol’Air présentait le spectacle de ses seize étudiant·es, conçu lors de deux résidences de création dirigées par Maxime Mestre, directeur artistique de la compagnie Rions noiR. Chaque année, un artiste de cirque professionnel rejoint l’équipe pédagogique de l’école Sol’Air pour accompagner les élèves vers la création de leur spectacle. Maxime Mestre, acrobate et danseur aérien, a relevé le défi avec élégance et propose, en collaboration avec les seize apprenti·es circassien·nes, un spectacle tendre et intelligent qui célèbre la jeunesse et le désir.

Ces joyeux échanges dressent un joli portrait d’une jeunesse en affirmation d’elle-même.

Dans une première partie aux allures de making-of, on remonte le temps : nous sommes trente minutes avant le début du spectacle, dans les coulisses. Les seize jeunes artistes sont en pleins préparatifs : ils et elles se recoiffent, enfilent leurs costumes, répètent quelques figures sur leurs agrès… C’est aussi l’occasion de se donner du courage, de se parler du stress qui monte. De parler de ce qui n’a rien à voir, aussi, mais qui résonne : est-ce qu’utiliser une brosse en poils de sanglier c’est défendre la cruauté animale ? Est-ce que couper le wifi est une punition parentale honnête ? Quel est le meilleur modèle entre le couple exclusif et le couple libre ? Les avis sont lancés, rebondissent, divergent parfois. Les personnalités des un·es et des autres se dessinent, et ces joyeux échanges dressent un joli portrait d’une jeunesse en affirmation d’elle-même.

Quand sonne enfin l’heure du spectacle, la piste se vide, la musique des Pink Floyd – l’album Atomic Heart Mother – se lance, et les seize interprètes nous offrent une très belle « deuxième face ». Celle-ci s’ouvre sur une lente et très poétique procession, aux costumes de papiers et à l’étrange musicalité. Un moment d’une grande délicatesse qui saisit le cœur, sublimé par le travail de la plasticienne Alec Noat-Dumeste, qui a réalisé ces « formes » à la fois costumes et éléments de scénographie. Les figures et les performances acrobatiques qui s’enchaînent ensuite sont d’une très grande qualité, et on ressort évidemment bluffé par le talent de tous·tes ces jeunes interprètes en acrobaties, mât chinois, monocycle, cerceau, tissu aérien, diabolo…

Les deux faces que nous présente ce spectacle sont bien celles d’une même pièce, celle de la cohésion et de la force du groupe. Que ce soit dans le jeu spontané ou dans la maîtrise d’une chorégraphie, les seize interprètes nous montrent une même implication et un plaisir de jeu communicatif. Ils et elles nous rappellent l’importance du travail collectif, enseignement important dans la pratique du cirque. On ressort enchanté de ce spectacle, dont les seize interprètes émeuvent et impressionnent par leur talent et leur liberté.

Le Festival Spring est un rendez-vous qui célèbre le printemps, le renouveau des formes artistiques et l’éclosion des jeunes bourgeons, mini-spectateur·rices éveillé·es pour la première fois aux arts du cirque et (très) jeunes artistes en train de trouver leur voie. L’attention accordée par le Festival Spring à l’implication du jeune public dans le parcours de spectateur·rice de cirque est très importante et permettra sans nul doute d’éveiller des vocations. Une mission primordiale et fertile, puisque les désirs de cirque commencent souvent très jeune chez les artistes. Au Spring, on plante les graines des circassien·nes de demain, astronautes en devenir des futures conquêtes spatiales.

  • Festival Spring, à découvrir jusqu’au 16 avril 2023 dans toute la région normande. Le second Family Fun Day aura lieu au Cirque-Théâtre d’Elbeuf (le deuxième pôle national cirque de Normandie) et se déroulera sur deux jours, les 15 et 16 avril, en clôture du festival.
  • Le spectacle Un contre un de la cie L’Oublié(e) se joue à nouveau dans le cadre du Festival Spring les 24 et 25 mars au Préau, centre national dramatique de Normandie – Vire.

Crédit photo : © Valérie Froissard / Mathieu Desailly / Clarisse Guillochon