Journal du Réel n°1
La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : des chauffeurs de taxi, un retour manqué au pays natal et des formes organiques.
♦ La Base de Vadim Dumesh (France, 2023)
La Base raconte le déclin de la Base Arrière Taxi (BAT) de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, centre de transit où se rassemblent les chauffeurs dans l’attente de leurs clients. Entrecoupé de plusieurs travellings sur la structure d’acier et de verre de l’aéroport, destinés à en rendre la relative inhumanité, le film est un portrait choral de la foule des chauffeurs de taxis. Outre quelques figures marquantes auxquelles on s’attache – le vieux Jean-Jacques à la déclamation quasi prophétique, Ahmed rêvant de retraite au Maroc, Madame Vong et sa carrière ratée d’influenceuse – le long métrage propose une galerie de personnages de toutes nationalités reflétant la vie et les activités de ce bout de ville aux allures de microcosme, où on mange, on parle, on fait du sport, on chante, on prie. L’appropriation de cet espace par ceux qui l’occupent est un des thèmes du film, à l’image de ce jardin improvisé sur une vague butte de terre et pour lequel il faut tout de même « l’autorisation de l’ADP » (l’aéroport de Paris).
La démarche de Vadim Dumesh est maximaliste : non content de laisser les acteurs eux-mêmes filmer ce qu’ils souhaitent, et à leur façon, il conserve au montage – comme témoignant de la vérité de ses images – tous les moments où l’acte de filmer est évoqué : Jean-Jacques demande comment on allume la caméra ; plusieurs s’interrogent, « ça enregistre là ? » ; les acteurs se demandent ce qu’ils doivent ou non montrer, « y a rien à filmer ici ». L’enjeu du film, ce sont les personnages eux-mêmes qui le déterminent, à l’image de ce chauffeur devenu cadreur qui s’attarde sur les affiches collées aux murs, les rayons de la supérette ou les tags politiquement incorrects des toilettes. L’occasion de reformuler certaines des questions fondamentales de tout travail documentaire : « c’est une archive » dit Vadim. « C’est un commentaire. », dit un chauffeur. « C’est des choses qui vont rester. » Des souvenirs.
On rit beaucoup devant La Base. De l’humour des acteurs, parfois de leur franche naïveté. Mais tandis qu’ils évoquent et la vieillesse, et la dureté du métier, et la menace – obsédante, de leur point de vue – de la voiture autonome, une certaine tristesse s’empare aussi du spectateur témoin de la fin de ce petit monde. « Faut montrer ça aussi, dit l’un des personnages. La mélancolie. »
Tristan Tailhades
Prochaine projection : le 29 mars à 21h15 au Forum des Images
♦ Adieu Sauvage de Sergio Guataquira Sarmiento (Belgique, France, 2023)
C’est sur des plans de décollage que débute Adieu Sauvage. Le réalisateur, en voix off, nous raconte ce qui a motivé son périple en Colombie, terre de ses origines qu’il a depuis longtemps quittée. Là-bas, tandis qu’il enquête sur une étrange vague de suicide, Sergio rencontre Laureano, membre du peuple cacua qui va l’inviter à poser sa caméra dans sa communauté. Adieu Sauvage montre l’impossibilité du retour. Alors que Sergio pensait retrouver sa nature d’indien, il constate bien vite l’écart culturel qui se dresse devant lui. Inapte à aider les hommes comme les femmes du village, il transforme alors son geste de documentariste. Le film va alors muer sous nos yeux, et cette voix off un peu niaise devient plus factuelle, et paradoxalement plus poétique. Sergio, qui campait derrière sa caméra s’immisce doucement dans le cadre, passe d’observateur à acteur, pour bien comprendre le gouffre qui le sépare de Laureano. Une fois mis de côté l’impasse que représente cette quête des origines, peut alors s’instaurer une relation mutuelle de respect avec Laureano. Ce dernier envie la vie simple de Sergio, mais il l’a lui aussi accepté, et c’est ainsi que, malgré leurs différences, les deux hommes vont se lier d’amitié. Il est original et plutôt bouleversant de voir un film se métamorphoser peu à peu en même temps que son réalisateur. Son caprice de venir filmer ces contrées reculées de la Colombie le ramène à une forme d’humilité à partir de laquelle peut enfin se déployer un véritable discours. Le peuple cacua est en effet isolé, maltraité par son gouvernement et n’attire que profiteurs et curieux occidentaux. Cette solitude et ce mal-être expliquent d’une certaine manière la vague de suicide. Alors qu’on avait auparavant mené Sergio sur la piste de désillusions amoureuses et de malédictions, il découvre que ces peuples qui vivent en harmonie avec la nature ont des souffrances universelles. Tout être humain peut décider de mettre fin à ses jours, même au fin fond de la forêt amazonienne. La plus belle scène du film, qui survient dans son dernier tiers, montre Laureano, pétri de confiance pour son nouvel ami, se livrer sur les épisodes les plus sombres de son existence, comme s’il avait attendu cette oreille étrangère pour enfin pouvoir exposer les tréfonds de son âme. Les deux hommes, perchés sur une colline, regardent le soleil couchant dévoré par la cime des arbres, unissant leur regard à travers l’œil de la caméra.
Prochaine projection le lundi 27 mars à 14h au Mk2 Beaubourg
♦ Mangosteen de Tulapop Saenjaroen (Allemagne, Thaïlande, 2022)
Avec un moyen-métrage intriguant et poétique, le réalisateur thaïlandais Tulapop Saenjaroen nous délivre une réflexion pleine d’humour sur la fiction et sa force de transformation. Tout commence sur fond de musique électronique, avec des images qui pourraient être issues de n’importe quel livre de biologie. Dans ce dispositif, l’étrangeté et l’organicité de ces formes et de ces couleurs nous sont comme révélées. La caméra se glisse ensuite dans une usine de Mangosteen, entre deux pots de jus. Étrangeté dans les gestes des ouvriers et dans le vrombissement des machines ; étrangeté des règles et des carcans qui ne vont pas tarder à imploser. La voix d’un narrateur hétérodiégétique s’invite alors. Plus loin, un frère Earth, et sa sœur, miss Ink dialoguent – deux visions du monde semblent ici s’affronter – dans un jardin que l’on imagine concomitant… Jusqu’au déraillement. Earth décide d’écrire un livre, de reprendre contrôle de la narration : il aimerait que sa sœur arrête de travailler à l’usine. Et puis, il aimerait créer de nouvelles formes de vie. Soudainement, son corps disparaît. Ne demeure alors sur l’écran miss Ink dont le langage s’est métamorphosé. Elle parle désormais allemand. Pourquoi ?
Spectateur, on cherche la métaphore ou l’allégorie qui se cache derrière cette étrange fable. Mais un petit chien en peluche rose apparaît à l’écran et nous le répète à de nombreuses reprises : il voudrait être plus qu’une simple métaphore. Il s’agit donc peut-être de se laisser porter. Loin de répondre aux questions qu’il pose, Tulapop Saenjaroen ouvre des champs visuels et des espaces de rêves et de questionnements… Quitte à parfois égarer le spectateur. Mais c’est peut-être le vœu fait par le réalisateur : perdons-nous, quelques minutes, dans les rêves des autres.
Prochaine projection : le dimanche 26 mars à 14h30
