Affixe, c’est la nouvelle revue lancée en ce mois de mars, « revue de création littéraire », revue sans début ni fin, ou plus précisément ouverte à la pluralité des commencements interminables et des terminus à ciel ouvert. Conçue et dirigée par Tugdual De Morel et Elie Petit, elle dévoile un premier numéro dont les auteurs sont pour la plupart issus de cursus de création littéraire de France, Belgique ou encore de Suisse.

  ] affixes comme autant d’appendices – dixit Affixe –, comme autant de « leviers » qui positionnent, qui disent quelque chose de la volonté en acte de la parole, dans l’écriture comme dans le discours / « Ce sont les syllabes qui sonnent et entêtent aux extrémités des mots, à la périphérie des radicaux. Qui battent la mesure de la parole. Qui modulent la basse du discours. »

Consacré au suffixe ] ment, ce premier numéro propose une série de textes qui déploient les potentialités du suffixe, sans artifice, où l’écriture n’apparaît pas forcée, fût-elle prétextuelle, elle convoque, avec ou sans la contrainte, la fluidité du mot et surtout le jeu de la lecture.

Car Affixe est aussi une revue qui entend penser l’usage de la langue actualisée, portée par la conscience de ces concepteurs de ce qui se déplace des usages dans le discours public. C’est dans cette perspective que s’est imposé le thème du premier numéro :

« Les substantifs que forge ce préfixe obsèdent les débats publics, saturent le discours, sèment la peur. Que la menace animée par celui-ci réchauffe, change, appauvrisse, harcèle, remplace, effondre, ensauvage… — ou encore confine —, il traduit des périls collectifs, laisse entendre des phénomènes subis, qu’ils soient réels ou élucubrés. »

De ce ] ment, il faut alors dire l’espace qu’il met dans le mot, ce qu’il incline du réel en jeu comme à l’oeuvre. Comme le rappelle Sephora Shebabo :

« On aimerait réduire le gouffre, l’écart, le décalage. Approcher l’harmonie, trouver la paix. Que tout le monde soit d’accord à l’intérieur. Faire corps avec les valeurs, les principes, ce qui semble juste. On aimerait jouer selon les règles du cœur sur un terrain qui n’en a tout simplement rien à secouer. Le jeu de la vie a son propre code et on le sait.

Pour cela, on ment. »

Et c’est tout un florilège de textes qui déploient dans une inventivité réussie ces variations, dans une revue qui est aussi – au-delà du bel objet – composée de photographies : oui, il faut dire d’Affixe combien elle est belle, belle clairsemée de photos, d’images, de gestes visuels d’une poésie délicieuse.

Maxime Patry, dans sa « Cause du doute », joue sur les variations, annule le suffixe où on l’attendrait, le doute est celui de la lecture, de l’attente biaisée, de la surprise heureuse /

« Invariables, ils interrogeaient tous les sens connus, toute vérité jusqu’alors certifiée. Je les qualifiais. Imperméables. Isolés. Convaincus de leur signification pourtant facultative. »

Dans « L’Âge du comment », Elie Petit s’emploie à penser le pourquoi du comment ]ment/aire /

« On pourrait dire du -ment qu’il est disposition d’esprit, pour mieux comprendre, appréhender, le pouvoir de dire comme. Comme ceci comme cela, l’à-peu-près, dûment, dans un raisonnablement ou sa recherche. Nous n’y sommes pas, ou presque. »

Vient le « A déguster » de Sarah Seignobosc et sa digestion du ]ment, son tue-tête entraîné et savoureux /

« Tu ne sens rien que le petit goût salé de la morve refluant dans l’arrière-gorge et dégoulinant sur la bouche, mucosités nasales que tu enlèves amoureusement avec le revers du marcel blanc de ton désormais ex-petit ami. »

Puis Iris Kooyman pense le management à partir de sa phonétique et sa contamination /

« NOUS RATTRAPONS PROGRESSIVEMENT LE BUDGET mais

ne l’oublions pas

TOUTES LES ÉQUIPES NE DISPOSERONT PAS NÉCESSAIREMENT DE WEEK-ENDS DE CONGÉ »

Dédé Anyoh rejoue la poésie qui s’étire sur la langue dans son adverbialité lancinante /

« On le fera comme un art, qui s’exhibe outrageusement »

Maria Barbuscia s’amuse de précisions joyeuses et drôles dans la scène de « Qui dit vrai ment » /

« Vraisemblablement, les faux-fuyants font du ‘rejet’ un mot constructif alors que c’est d’un absolument faux, ou d’un justement digne du Roi Salomon. C’est délibérément acter un chantonnement à l’étouffée. »

Megan Veyrat, avec « Au coin de son oeil » détourne la puissance qualifiante du mot pour en faire un objet de pensée /

« J’attends les mots les qualificatifs, je ne le connais pas je l’ai vu seulement plusieurs jours d’affilée sous le soleil, j’aimerais le connaître le lire sonder ses variations. »

Dans « Petit gueule », Lucille Bonato offre à lire un poème délicat qui poursuit la faille /

« Tu pars oublier la masse amère

te demander quel substrat faut-il pour fuguer

et cette image qui manque. »

Et puis c’est l’adresse de Noah Truong, qui rappelle cette puissance d’hospitalité de la revue /

« Affectueusement.

Ami. »

Enfin le rythme fou de Tugdual, et son « Champ phénoménal », la frénésie cumulative du mot, sursaut du paradigme en territoire poétique /

« Il interjette que si les Arabes sont pas contents ils ont qu’à rentrer chez eux.

l’abaissement l’abêtissement l’affaiblissement

l’affaissement l’affalement l’alitement l’alourdissement

l’amaigrissement l’amenuisement l’amincissement

l’amoindrissement l’amollissement l’appesantissement » etc.

bref Affixe c’est de l’écriture qui pense la langue, et avec créativité comme intelligence : une réussite.

Référence : la revue Affixe / https://revue-affixe.fr/