Journal du Réel n°3
La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : des villes en chantier, une langue muette et l’héroïsme guerrier.
♦ Ici Brazza d’Antoine Boutet (France, 2023)
Filmer sur cinq ans le chantier d’un nouveau quartier de Bordeaux. Sur le papier, Ici Brazza semble être le rêve humide de l’umarell moyen, ces retraités qui rôdent autour des travaux de voirie, les mains croisées derrière le dos. Dans les faits, c’est bien plutôt aux amateurs d’art contemporain qu’Antoine Boutet s’adresse. Cadrages, mouvements de caméra, choix des sujets, ambiance sonore, montage, tout rappelle en effet l’installation artistique dans le dispositif de captation des images qu’il propose : plans en drone au-dessus de ce qui est encore un terrain vague, succession de gros plans sur les affiches qui préfigurent le quartier à venir, câbles des grues qui fendent l’écran dans la verticale. Mais c’est surtout dans la restitution du temps qui passe, par des fondus très lents du paysage vide au même paysage bâti, que le réalisateur parvient à rendre quelque chose de la progression du chantier et de l’écoulement du temps.
Assez vite cependant le dispositif s’essouffle et montre ses limites. Les premières minutes du long métrage, qui donnent la parole aux habitants du lieu et tracent à l’écran les contours du projet immobilier, laissent entrevoir la possibilité de comprendre ce quartier, d’entrer dans un dialogue réel avec sa vérité – avec ce nom si étonnant, sa relation avec Bordeaux, l’héritage colonial, la politique de la ville, les enjeux écologiques… Ce n’est pas le choix que fait Antoine Boutet. En refusant de donner la parole aux acteurs de ce projet, en mettant entre eux et lui une distance qui restera jusqu’au bout infranchissable, il se prive et nous prive d’une quelconque empathie avec le lieu filmé. Les ouvriers resteront muets, toujours à dix ou vingt mètres de l’objectif, comme autant d’outils aveugles d’une force supérieure. L’expulsion d’un camp de gens du voyage installés sur le terrain vague ne suscite guère d’émotion, car jamais la parole ne leur est accordée – leurs propos même ne sont pas traduits. Du projet immobilier lui-même on ne saura presque rien, tout discours technique se réduisant dans le film à un brouhaha dans lequel le réalisateur coupe négligemment, décidant pour nous ce qui est digne d’intérêt.
Écrit, réalisé et monté par le seul Antoine Boutet, Ici Brazza se ressent finalement de ce grand esseulement. L’absence de tout propos, de tout regard extérieur, de la moindre mise en perspective sociale, politique ou historique nous laisse face à un objet glacial, sans doute très beau visuellement, mais vite assez creux et qui risque bien de laisser indifférent.
Prochaine projection le jeudi 30 mars à 16h30 au Centre Pompidou
♦ Navire Europe de Marina Déak (France, 2023)
Sa langue, elle ne la comprend pas. L’altérité linguistique qui sépare Marina Déak de sa grand-mère, la juive hongroise Trude Levi (1924-2012), rescapée des camps, cristallise l’enjeu de Navire Europe : l’incommunicabilité. Comment approcher l’autre quand celui-ci épouse trop nettement, presque trop parfaitement, les contours de l’Histoire ? L’identité de Trude Levi semble paradoxalement se diluer dans son expérience de l’Holocauste. « Je voulais qu’elle meure » prononce Marina Déak. Avec une voix et un phrasé qui ne sont pas sans rappeler ceux de Florence Delay dans Sans Soleil de Chris Marker (1983), la Française se lance dans un périple à la croisée des langues et des territoires européens : filmer la figure héroïque de près, quelques temps avant sa mort et essayer de nouer un dialogue dans un anglais devenu langue du compromis. Trude Levi est chez elle, à table, serviette et pinces à linge autour du cou, ou affalée devant la télévision. La singularité en même temps que l’aporie du documentaire éclatent lors de ces scènes d’entretien. Elles contrastent, par leur platitude volontaire, avec les extraits d’une conférence officielle donnée par la rescapée à des jeunes. « Ce qu’elle a écrit contredit ce qu’elle dit » nous dit Marina Déak, car il reste bien des énigmes dans l’existence dense d’une aïeule qui refuse de se livrer hors du récit de l’expérience des camps. La proximité familiale et filmique, caméra au plus près de son objet, ne donne pas accès à la personne : la muraille de victime-de-l’Holocauste ne se fissurera pas. Figure plurilingue, dont les prénoms, les noms et les vies varient, de Morgenstern à Mosony en passant par Levi, Gertrude-Trude garde son mystère et renvoie Marina Déak à celui de son héritage. Le documentaire ose la sincérité de la froideur, jusqu’à communiquer un certain sentiment de malaise ; en cela, il est courageux. La petite-fille ne comprend pas son aïeule, qu’elle questionne voire accuse : « Tu veux oublier et alors tu oublies ». Mais alors, à quoi servent les entretiens ? La question se pose pour le spectateur de la place de ce spectre dans le présent de la cinéaste, qui filme ses propres enfants à différents âges, comme pour souligner la question de la transmission. À cette question, il n’est guère donné de réponse.
Prochaine projection le vendredi 31 mars à 14h15 au MK2 Beaubourg.
♦ The Fuckee’s Hymn de Travis Wilkerson (États-Unis, 2022)
Dans The Fuckee’s Hymn, la guerre est une affaire domestique, une expérience qu’il s’agit de rapprocher de soi, une vieille histoire de famille. Pourtant, en ouverture, la voix ample et grave du cinéaste semble hésiter : est-ce là mon histoire, celle de mon père ? Dit-elle quelque chose de moi ou bien rien du tout ? Quelle vérité autobiographique puis-je trouver dans les légendes héroïques qui ont fait de mon père un valeureux combattant ? Parcourant d’abord la maison déserte depuis la mort du père, Wilkerson erre ensuite dans les bois qui renvoient à la jungle épaisse du Vietnam. Les longs plans fixes en noir et blanc sur des feuillages denses traversés de quelques rais de lumière suscitent les souvenirs et convoquent un espace-temps traumatique qui surgit sous la forme d’images d’archives ensanglantées par un effet de surimpression. La paisible forêt apparaît alors comme un étau, un lieu de cauchemars, habité par les fantômes hurlants des victimes et où la guérison est impossible. Malgré les efforts déployés pour recouvrer la mémoire de la guerre, Wilkerson constate l’échec du cinéma à remplir les interstices du récit fragmentaire que lui a livré son père. Les faits d’armes qui accompagnent le retour du vétéran ont recouvert les épisodes moins glorieux et les bévues commises par l’armée américaine. Le cinéaste rejoue le passé du héros de guerre hébété à la manière de l’ouvrage de Tim O’Brien, Si je meurs au combat, qu’il cite d’ailleurs longuement parce que le père l’avait élu comme livre de chevet. En faisant référence à la littérature, au cinéma et à la chanson populaire comme autant de sources pour l’imagination de l’enfant né dans les années 1970 et qui n’a pas connu la guerre, Wilkerson pointe du doigt le curieux phénomène d’occultation de la barbarie. Plus profondément peut-être, The Fuckee’s Hymn explore la signification du lien entre guerre et nature. À la fin du film, Wilkinson quitte l’épaisse frondaison qui lui servait de refuge et nous laisse avec un plan en couleur sur un ciel bleu entaché par la fumée noire d’un avion qui répand des pesticides. Le mouvement d’élévation n’indique donc aucune issue mais souligne l’écartèlement insurmontable de la Terre et du Ciel.
Prochaine projection le jeudi 30 mars à 14h au Mk2 Beaubourg.
