Journal du réel n°4

La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : chasse à la baleine, une révolte et un père malade.

 

 ♦ Courts-métrages : Kaiserling III de Philippe Rouy (France, 2023) / Piblokto de Timofey Glinin et Anastasia Shubina (Russie, Etats-Unis, 2023)

Le cinéaste Philippe Rouy est terrifié. Que ce passera-t-il quand toutes les données de ses nombreux disques durs disparaitront, trop usés ou obsolètes ? Avec un certain humour, une seule solution s’envisage, les démonter et en plonger le cœur dans une préparation proche du formol. Trois régimes d’images, comme une sorte de rituel alchimique, semblent composer Kaiserling III. Les plans tournés avant le processus, souvent la nature et les animaux. Puis vient le cérémonial, les fluides dévorant peu à peu le disque dur. Et enfin le résultat, les images conservées ainsi se transforment, bougent. L’on aura évité la décrépitude, mais soyons clairs, le geste du réalisateur est bien plus expérimental qu’il ne veut le faire croire, il n’est en rien un archiviste.

Piblokto rejoint Kaiserling III par associations. Titre scientifique, omniprésence des animaux et interrogation sur la mort. Moins centré sur l’intime, Piblokto nous présente la vie d’une communauté au bord de la mer des Tchouktches dans l’Océan Arctique. Là-bas un cycle s’est formé. On chasse la baleine, puis tout ce qui n’est pas utilisé ou mangé par l’homme est donné à des renards en cage élevés pour leur fourrure. Le film n’a cependant rien de vraiment anthropologique. La découpe des carcasses est filmée comme un rituel marquant le quotidien, et la pureté des images n’a rien de révulsant mais plonge le spectateur dans un état hypnotique. Ce piblokto, qui donne son titre à l’œuvre, serait un état de transe que subirait la population de cette région, les poussant à commettre des actes particulièrement cruels sans s’en rendre compte. Ainsi, le film se termine par cette scène hallucinante, à deux doigts de devenir un grand moment d’humour noir, ou des jeunes enfants de la communauté jouent avec des cadavres d’oiseaux. L’intelligence du film est de ne jamais émettre de jugement sur ces gestes violents, mais de se demander, au contraire, si ce nom scientifique n’est pas une manière de justifier une simple différence culturelle. Peut-être s’agit-il simplement d’un autre rapport à la mort que nous, prétentieux occidentaux, tentons d’expliquer.

Théodore Anglio-Longre

 

 ♦ Up the river with acid de Harald Hutter (France, 2023)

Que reste-t-il d’un homme lorsque la maladie s’attaque à ses fonctions cognitives ? Un souvenir, peut-être ; celui d’une rencontre capitale avec son épouse. L’amour aussi, sans doute : d’une épouse pour son mari, d’un fils pour son père. Dans Up the river with acid, le réalisateur Harald Hutter se rend dans un village français dans lequel habitent désormais ses parents retraités. Son père, un ancien professeur de philosophie, grand admirateur de Nietzsche, y vit là, avec son épouse. Là ? Dans ce village français où le temps semble presque figé. Au rythme de la cloche du village qui interrompt de temps à autre le long sommeil du bourg, on observe cet homme couper du pain, marcher lors de sa balade hebdomadaire, se reposer, parler avec sa femme, fermer ses volets. Des gestes anodins qui cachent en fait sa perte progressive de l’ouïe et de la vue. 

De temps en temps, le silence est rompu par les mots de son épouse écrivaine. Avec délicatesse, elle s’adresse à lui, son mari. Lui qui est devenu son « énigme ». Lui avec qui la communication est désormais compliquée, qui la renvoie à sa solitude. Durant deux jours, le réalisateur documente l’isolement de ces deux êtres sur une bobine de 16 mm – la photographie léchée donne à son projet des teintes d’éternité. Au milieu de ces communications unilatérales, une scène magnifique où ses parents se remémorent oralement leur première rencontre au Mexique. Il peine à finir ses phrases, elle les complète. Ensemble, ils racontent ce fameux jour où ils ont pris du LSD, au-dessus d’une rivière à Yelapa. Ce moment amusant, touchant et essentiel donne son titre au film. Mais si ces instants comptent, ils ne comptent pas moins que ceux qui se déroulent sous nos yeux, ces instants de rien, de lenteur et d’inaction. Parce que la vie, même amoindrie, demeure importante, intéressante, digne d’être vue, d’être filmée – c’est du moins ce que semble suggérer le réalisateur. 

Que reste-t-il d’un homme lorsque la maladie s’attaque à ses fonctions cognitives ? Un souvenir, de l’amour, oui. Et peut-être aussi, ce film. 

Romane Demidoff

 

 ♦ Ciompi d’Agnès Perrais (France, 2023)

De quand date le film ? Le grain de la pellicule semble nous ramener des décennies en arrière, au temps des camescopes amateurs. Pourtant, les lieux et les individus à l’écran sont nos contemporains. Un narrateur se lance dans le récit d’une révolte située au Moyen Âge. Dans le film d’Agnès Perrais, le temps ne sépare pas mais raccorde les époques entre elles, tissant un lien de fureur populaire à travers les âges. La réalisatrice entremêle sa voix à celle de l’historien Alexandre Stella pour raconter deux histoires : celle du « tumulte des Ciompi », ces ouvriers de la laine qui occupèrent le Palais de la Seigneurie de Florence en 1378 ; et celle des ouvriers de l’usine Texprint, à Prato, qui, de nos jours, se battent pour des conditions de travail décentes. Deux histoires distantes de plusieurs siècles mais unies par une seule et même lutte : celle du petit peuple contre les puissants au pouvoir.

La révolte des Ciompi au XIVe siècle s’ancrait dans une opposition virulente entre Popolo grasso (riches marchands) et Popolo minuto (petits artisans) en réclamant une meilleure justice fiscale et le droit de constitution des arts pour ces métiers qui ne possédaient aucune représentation politique. Après divers coups d’éclats, l’insurrection révolutionnaire prit fin avec la capture et la décapitation de deux des principaux meneurs sur la place centrale de la ville. Les tisserands actuels de la banlieue de Florence sont, eux, en lutte depuis trois mois pour réclamer des contrats de travail en bonne et due forme, la journée de huit heures et la semaine de cinq jours. Trois mois qu’ils tiennent le piquet de grève devant l’usine de Texprint – dont le patron est soupçonné de lien avec la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta – subissant la pression de la police mais recueillant le soutien du parti communiste local.

Ces travailleurs étrangers, payés trois euros de l’heure et violentés par les autorités, font écho aux Ciompi du bas Moyen Âge stigmatisés par un mémorialiste sous les termes infamants de « maquereaux, des filous, des voleurs, des batteurs de laine, des semeurs de mal, et gent dissolue et de toute sorte de méchante condition, et très peu de bons citoyens, et presque pas d’artisans connus ; il n’y avait là que des déracinés ne sachant pas eux-mêmes d’où ils venaient, ni de quelle contrée. » Jouant en permanence, mais avec sobriété, sur les raccords signifiants d’une époque l’autre, le film délivre ainsi un message simple : crispées par la colère et l’injustice, les mains des travailleurs se transforment inéluctablement en poings vengeurs.

Sylvain Métafiot

 Prochaine projection jeudi 30 mars à 14h15 au Centre Pompidou

 

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