Paru aux éditions Sans Crispation,Aimer Stiegler, le panseur sur scène, est une exploration précieuse de la pensée de Bernard Stiegler, geste d’écriture riche et épars qui, tout en rendant hommage à la puissance de la pensée du philosophe, rappelle les biais même de l’expérience intellectuelle : la rencontre d’une lecture offerte à la scène du monde, où la pensée panse, où affirmer en acte l’esprit. Occasion d’un clin d’oeil, aussi, au Penseur sur scène, le matérialisme de Nietzsche de Solterdijk.

« Qu’est-ce que le chant de Stiegler ?

Que peut ce chant au regard de l’écriture nègre d’un Césaire ou de la révolution communisante d’un Ducasse ? Qu’est-ce qu’écrire quand il faut panser l’humanité souffrante ou penser contre l’être-inhumain et les puissances du faux ? »

Qu’est-ce que ce chant, cette parole, du philosophe suicidé, qui pense le monde pour déconstruire la violence du capitalisme et des gestes de domination contre l’intégrité du sujet humain ? Qu’est-ce que ce chant pour le non-inhumain ? Pour enfin se défaire de la peau de l’inhumanité en nous et à l’œuvre ? A l’œuvre. Encore. Car on ne saurait ignorer, de rue en rue, de rhétorique en rhétorique où la parole est asservie au discours vide, combien le devenir se pense à panser, par les tripes et le plus authentique matérialisme.

Stiegler pænseur et donc lecteur. Stiegler et ses rhizomes : c’est éclairer la scène dont s’emparer sous nos pieds, là où reconnaître la possibilité du non-inhumain, là où contaminer. Et la jouissance d’une possibilité en acte car, comme le rappelle l’éditeur dans sa préface à cet essai-écriture, il s’agit d’une déclaration d’amour, « adressée à un philosophe, un vrai !, pour qui penser revenait avant tout à panser l’autre, à lui offrir les moyens de croire à nouveau en ce monde. »

Alain Jugnon, s’appuyant sur ces lecteurs-écrivains, sur ces penseurs-pansant, élabore une pensée en partage qui permet précisément de mettre en évidence la puissance de la pensée comme pharmakon, qui atteste de son pouvoir en acte, qui pense l’humain pour l’humain dans le geste de la création et de l’écriture. Si l’Artaud ombilical rappelait richement « Je ne conçois pas d’oeuvre comme détachée de la vie », c’est précisément parce que l’œuvre de la pensée ne saurait nier le pouvoir de panser – sans quoi, on ne manque pas de le voir, elle ne sombre que dans l’égotisme nauséabond, dans l’exercice productiviste mortifère, elle sert où elle asservit, plutôt qu’elle ne pense où elle panse.

« qu’est-ce que penser ? Ou panser ? C’est chez Artaud, le plus violemment, le plus exactement possible, aimer et créer. C’est envers et contre tout, c’est pour et contre à la fois, c’est pharmacologique par l’existence et l’essence. Si c’est créer et aimer, c’est rêver ce qui n’existe pas encore et que je veux voir partout, ce qu’il Nous faut, même si ma seule pensée le voit et le connaît à ce moment-là. Panser, au sens pratique, c’est écrire. Toute écriture. Et tout écrire. Le rêve de l’écrivain est le rêve commun des hommes et des femmes qui lisent Artaud, puis Deleuze et Derrida et enfin Stiegler. »

Aimer&Créer, tout un programme – rien d’un blague, aucun hasard, c’est la force d’un geste qui affirme et de ce qu’il affirme ancre (æncre encore pour qui veut poursuivre la métaphore performative du verbe-geste). Mais parce que la création est un geste d’amour, ou d’amitié : c’est un geste du don et du partage, au sens le plus fort qui soit, il émancipe du néant, c’est-à-dire – comme le rappelle Juliette Riedler – qu’il institue des espaces, c’est nourrir et engager à la perpétuation salvatrice – fût-elle tout sauf christique – et donc pansante. C’est aussi perpétuer la pensée de Bernard Stiegler, qui s’est donné la mort le 5 août 2020, le faire « mémoire collective ». Et Alain Jugnon de préciser, qu’il est « parti en tant que lui-même sans projection, ou désindividué, ou suicidé par la société, et il nous a quittés nous-mêmes en tant que rétention tertiaire : nous ne le percevrons plus, nous ne saurons plus le construire dans notre reconnaissance, mais nous pourrons nous souvenir de lui dans le livre, ce qui est vivre et pænser enfin. »

« Créer peut tout quand l’écriture que cela produit met en forme de théâtre la matière en phase d’individuation : nous définissons ici tout autant l’être humain que le livre lui-même. »

Qu’il est parti lui-même sans projection parce que désœuvré du partage, des espaces à venir qu’il fonde désormais – non qu’il a été, lui, le désœuvrement, mais désarmé où il a lutté à l’arme de la pensée. De Stiegler alors rappeler ce qu’il porte d’une histoire de la pensée, ce qu’il répand de sa propre pensée : promesse du texte comme débordement de lui-même, volonté de l’irréductible création – créer des espaces est toujours une invitation à les partager. « Créer peut tout quand l’écriture que cela produit met en forme de théâtre la matière en phase d’individuation : nous définissons ici tout autant l’être humain que le livre lui-même. »

Car le faire livre est – quand même ! – la possibilité d’une transmission, de ce qui demeure du malgré nous mais pour autrui, il est déjà la scène. Manière de montrer les voies autres, de rompre du livre l’assignation objectivée pour lui rendre sa puissance pansante, la chance du commun : « C’est la société automatique qui corrompt le texte : l’écrivain est pris dans ses chaînes et dans son industrie culturelle. Pour Stiegler le texte est une individuation psychique et collective en actes, quand la parole est devenue un produit et le langage un marché porteur. Seul le texte fait la différance : techniquement et librement mis en mouvement dans le livre infini. »

Pour Stiegler et après, Jugnon pense la création comme philosophie, la philosophie comme pænsée : « Bernard Stiegler, quand il écrivait son propre théâtre de la vie, en rassemblant pour lui, dans un texte qu’il disait puis publiait, fragments, énigmes et cruels hasards, passait à l’acte au nom de la vérité, la sienne : un lecteur emprisonné qui découvrit l’antipoison dans le pharmakon qu’est la scène de la philosophie inscrite et tracée dans un livre de philosophie (il lit Platon, Derrida, Nietzsche, Mallarmé). » Le geste qui crée institue, il est l’acte même – et faire de ce geste l’anti-productivité c’est opposer ce qui pænse et dépense contre ce qui retient et détient, c’est ouvrir à des livres qui sont des « objets techniques diachronisés visant une individuation en phase contre la synchronisation forcée des consciences à l’époque monstrueuse de l’hypercapitalisme et de la disruption automatisée. »

C’est opposer à la violence aliénante et non-humaine la possibilité du geste non-inhumain dans la création en acte et en partage – rappeler le plus précieux dans la pensée. D’un geste de pensée qui se veut « pharmacologique [tel que Stiegler pense Nietzsche] au sens où il permet l’adoption d’une autre fiction, d’une autre histoire vécue de l’avenir, par-delà bien et mal, en bien et en mal : la littérature mineure et la philosophie expérimentale développent une révolution du livre et du film que Bernard Stiegler savait, quant à lui, lire et écrire chez Nietzsche. » La non-fin du l’image dans l’autre fiction, celle qui rend sa chance à l’individuation – instaurant du je/u, d’un je/u pluriel. Il ne s’agit pas ici de défendre le sur-je comme primat absolu mais la scène individuée où s’érige la présence comme ouverture et commun : aimer&créer. Penser&panser, l’autre et le commun.

De préciser enfin l’asainte trinité du concept en acte /

« Sans le dieu, après le christianisme, dans le monde hyperindustrialisé, la créance, l’espoir et l’amour demeurent les trois puissances qu’à mains d’hommes et à nouveaux frais il faut promouvoir, fabriquer puis retenir, et adopter afin de devenir des êtres non-inhumains et enfin libres.

Nous parlerons des trois vertus technologales – car elles nous soignent pour ne pas demeurer bêtes – que sont pour Bernard Stiegler : philosopher, passer à l’acter, aimer. Comme la forme éclairée et moderne de ce qui d’antan faisait croire, espérer et prier. »

Ce qui soigne, prend soin de conserver la parole du penseur, œuvrer à panser la poursuite en acte, dire avec la finesse de la poésie, la justesse du verbe, l’intelligence du texte : pour une scène du devenir non-inhumain, révolution par l’espace en jeu et en amitié contre le mortifère du présent ; déclaration d’amour à Stiegler, en sûr, mais à la pænsée qui se danse / ce que serait aussi ce panseur en scène d’Alain Jugnon.

Référence : Alain Jugnon, Aimer Stiegler, le panseur sur scène, éditions Sans Crispation