Journal du réel n°5
La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : un réveil cauchemardesque, des touristes harassés et un arpentage.
♦ I got up at 8:59 AM Oct. 19 2021 de Pierre Bal-Blanc (France, Grèce, 2023)
Un quasi plan séquence agrémenté de quelques coupes, d’un autre plan, et puis d’un générique. Un homme dort, longtemps, puis se réveille, longuement, fume une cigarette et discute au téléphone d’évènement de la veille. Pourtant ce n’est pas un matin habituel, il s’agirait d’un policier ayant pris part le 17 octobre 1961 (a priori la veille mais le cadre temporel est flou), à une répression meurtrière contre une manifestation d’algériens. Ce mouvement social répond à l’instauration d’un couvre-feu par le préfet de Paris pour les “Français d’Algérie” . Comment se réveille-t-on après cela ? Avec un sentiment de gravité, une peur dans le regard. Le film est la prise de vue d’une performance artistique, raison pour laquelle des visiteurs s’immiscent dans le plan et regardent cet homme dormir. Ces gens sont masqués à cause de la pandémie mondiale qui vient de nous frapper. Le réalisateur mélange plusieurs temporalités et ramène un moment historique passé dans un présent très ancré par le biais de l’intime. Pourtant, toutes ces informations, que nous ne pouvons connaitre qu’après le visionnage ne sont pas forcément nécessaires. Car l’acteur donne cette sensation d’avoir vécu quelque chose, d’avoir commis un acte épouvantable. Une réalité semble exister en dehors du cadre, avant ce sommeil, mais aussi après, lorsque le personnage sort de chez lui et donc du film. Les manifestations algériennes se sont transformés en véritables massacres, le film s’interroge sur la cause de la violence et sur l’implication de la police. D’une certaine manière, le policier est ramené à son humanité. Il est important de constater le malaise qui s’empare de lui, cette sensation d’avoir agi contre un peuple. Ce réveil prend une autre dimension, c’est le réveil d’une communauté, mais c’est aussi le réveil d’une conscience profondément humaine, réalisant l’insoutenabilité des horreurs commises.
Prochaine projection le vendredi 31 mars au Mk2 Beaubourg
♦ Onlookers de Kimi Takesue (France, 2023)
Dans Onlookers, Kimi Takesue capte les regards. Regards des touristes sur les monuments, sur les paysages du Laos et les files de moines en costume orange vif – regards souvent redoublés par les objectifs des téléphones et des appareils photos. Regards, en retour, des Laotiens sur ces touristes qui déferlent sur leur territoire et qu’ils accueillent avec un calme admirable. Regards, enfin, des uns et des autres sur le dispositif du documentaire lui-même, dont Kim Takesue confie qu’il n’est pas si différent de celui des touristes auxquels elle s’est mêlée. Elle restitue ainsi autant de scènes de la vie du Laos, petites vieilles assises en prière au bord des routes, jeunes filles en uniforme jouant dans la rivière, concours de pagaie. Et bien souvent elle capte aussi une connivence : les écolières prennent la pose comme sur TikTok, un petit garçon traîne en souriant devant la caméra. Plusieurs fois même elle saisit un regard complice, les Laotiens se moquant avec douceur de leurs touristes, les vraies stars du documentaire.
Onlookers dit quelque chose, bien sûr, du tourisme de masse. Ses plans débutent souvent par l’arrivée des touristes dans le cadre, et s’étirent autant que les files de ces Européens si reconnaissables. Aux backpackers aux cheveux longs succèdent les fêtards tatoués, portant sur l’épaule de gigantesques bouées. Le dispositif, en ne faisant aucune différence entre touristes et locaux – c’est-à-dire, en ne donnant l’avantage ni aux uns ni aux autres – rend aux premiers cet aspect de foule indifférenciée. Masse humaine, ils constituent un phénomène au sens naturel, et leur venue est une migration, une manne pour les locaux autant qu’une calamité. Mais le film, à l’image des Laotiens eux-mêmes si stoïques et si débonnaires, porte un regard finalement très tendre sur ces touristes. Il y a quelque chose d’assez piteux dans les attitudes de ce petit groupe parvenu au sommet d’une montagne, et qui erre en trébuchant sur les rochers à la recherche du meilleur angle pour prendre sa photo souvenir. On se reconnaît sans peine dans la grande lassitude de ces voyageurs aux sacs démesurés, aux jambes trop lourdes, aux airs hagards et qui semblent devoir traîner du début à la fin de leur séjour le jet lag initial, et la fatigue universelle propre à tous les voyages au loin.
Prochaine projection le vendredi 31 mars à 16h30 au MK2 Beaubourg.
♦ Courts-métrages #8 : Souvenir d’Athènes de Jean-Claude Rousseau (France, 2023) / Eventide de Sharon Lockhart (États-Unis, 2022) / Laberint Sequences de Blake Williams (Canada, 2023)
D’une carte postale à l’autre : c’est à une traversée de paysages que convie ce programme de courts-métrages. Paysages auxquels les trois regards des cinéastes imposent un tempo propre, pour mieux les habiter. Tout commence, largo, par une chanson : dans le bref Souvenirs d’Athènes de Jean-Claude Rousseau, l’air populaire éponyme berce la contemplation des ruines de l’Antique, tandis que bruissent les frottements du 78 tours et les rumeurs de la ville. Un seul plan fixe entrecoupé de cartons noirs, remonté de façon à bousculer subtilement la chronologie, pose trois actants dans une veduta hiératique et tendre : un temple à l’arrière-plan, un jeune touriste assis au premier plan, et des chiens qui traversent le cadre. Comme pour dire que le cinéma, même avec un homme assis, non plus l’homme qui marche de Marey, trouve à faire bouger les lignes. Pendant ces quatre minutes, la ritournelle du disque, doublement répétitive, car le refrain répété provient d’un objet qui tourne sur lui-même, invite à méditer sur le caractère cyclique du Temps autant qu’à celui des plus chers souvenirs. Des chiens errants aux étoiles filantes : le mouvement habite tout aussi paradoxalement le limpide Eventide de Sharon Lockhart. Un plan-séquence fixe de 35 minutes suffit à faire tomber la nuit et à déplacer les étoiles. Sur un rivage, au crépuscule, apparaissent et disparaissent progressivement six silhouettes, lampe torche à la main, qui s’échinent à chercher… on ne sait quoi, parmi les galets, les algues et les arbustes, tandis qu’au ciel fusent les comètes. Ces arpenteurs sont-ils des étoiles tombées du ciel, ou bien des hommes qui en ramassent ? Tandis que le ciel se fait de plus en plus noir, le regard se décentre : le spectateur en vient à songer, apaisé, parmi les bruits de la nuit, à l’étrange et modeste place que nous occupons dans le cosmos. Tout se termine allegretto par une déconstruction sous acide du labyrinthe d’Horta à Barcelone. Laberint Sequences de Blake Williams, dans lequel la 3D fait office de gadget assez inutile, contraste avec les deux précédents car s’y multiplient les plans et les panoramiques dans un noir et blanc teinté de rouge. L’arpentage kaléidoscopique et stroboscopique du paysage n’aide pas à l’habiter, à l’inverse. Alors, à l’issue de la projection de ces trois films, c’est une autre rengaine qui vient en tête, sous la forme d’un dicton : la solution la plus simple n’est-elle pas, au fond, toujours la meilleure ?
Prochaine projection le vendredi 31 mars à 20h45 au Centre Pompidou
