Journal du réel n°6
La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : ville fantôme, voleur international, retour au pays et terres désolées.
♦ Allensworth de James Benning (États-Unis, 2022)
Grande crinière blanche, yeux rieurs et silences énigmatiques. Voilà que James Benning est revenu pour déconcerter, décourager et parfois désespérer son public. Le premier plan de son nouveau film intitulé Allensworth dure quatre à cinq longues minutes et montre un arbre au pendu, au tout début du XXème siècle, dans une petite bourgade au beau milieu de la Californie. Le dispositif consiste en une série de douze plans fixes, de durée égale, au rythme lancinant du passage des saisons, pour observer une ville fantôme. Celle-ci a été bâtie dans les années 1910 par de jeunes vétérans Afro-Américains qui rêvaient d’une communauté auto-suffisante où les Blancs cesseraient enfin d’administrer les affaires locales depuis les lointains bureaux fédéraux et où il ferait bon vivre hors du joug de l’oppresseur.
De cette utopie politique et économique (l’idée était aussi de pourvoir aux besoins de la population en cultivant la terre, dûment acquise), il ne reste que le sinistre souffle du vent et des voix étouffées. Benning filme donc des maisons, des temples et des granges, abandonnées depuis que le rêve a pris fin dans les années 1970. Les arbres dégarnis, le tchou-tchou du train de marchandises qui n’apparaît jamais dans le champ et la lumière grisâtre d’un ciel orageux racontent sans paroles la tragédie qui s’est déroulée. La succession des plans est soudainement interrompue par la lecture à voix haute d’un saisissant poème de Lucille Clifton, dans lequel Martin Luther King est désigné comme celui qui a vraiment découvert l’Amérique. Auparavant, on a aussi entendu la plainte déchirante de Nina Simone. Chaque plan, puissamment évocateur et si brillamment composé qu’il brouille les frontières entre peinture et peinture en mouvement, fait signe vers une béance de l’histoire américaine. On raconte volontiers dans les manuels l’histoire des Neuf de Little Rock auxquels une photographie en noir et blanc rend hommage à la fin du film. Mais on oublie que dans la toute petite ville d’Allensworth, quelques-uns ont cru pouvoir écrire une histoire alternative du peuplement. Modestement, Benning entend faire une piqûre de rappel.
Prochaine projection le samedi 1er avril à 18h au Centre Pompidou
♦ Otro sol de Francisco Rodríguez Teare (Chili, Belgique, France, 2023)
La surface d’Otro Sol est teintée de gris. Gris des paysages rocailleux et secs, gris du ciel qui ne promet aucun avenir à ce village chilien, et gris des cheveux d’Eugenio remémorant ses souvenirs de truand face à la caméra. Cette couleur s’infiltre dans chaque plan et appesantit un documentaire ancré dans des montagnes « remplies de morts ». Le long-métrage a lui aussi son fantôme : Alberto. Sans cesse évoqué, recherché avec acharnement, ni les lettres ni les témoignages ne permettent de saisir cet être fuyant, mort ou bien assassiné il y a des années. Pourtant, le réalisateur s’emploie à retrouver la trace de celui qui, en moins de trente ans, a revêtu deux noms, agi contre la loi dans trois pays différents, a été emprisonné en Espagne, tout en fondant une famille — puis une autre — au Chili. Mais cette absence, évidente, pose problème : l’homme a laissé des trous béants de mémoire. Et ces failles, le réalisateur a choisi de les combler.
Nous assistons dès lors à un mélange particulier de documentaire et de fiction, qui, ici, ne s’accordent pas nécessairement bien ensemble. À des plans parfois trop classiques — un témoignage face caméra — succèdent des fulgurances fictives qui ne parviennent cependant pas à véritablement exister dans le récit. Cet enchevêtrement culmine lors de la reconstitution du cambriolage de la cathédrale de Cadix par Alberto et Eugenio, dans les années 1970. Les malfaiteurs sont joués par deux jeunes gens présents dès le début du film, et dont il est difficile de savoir s’ils sont des acteurs ou des témoins. Partant d’une base documentaire avec les archives du procès et le récit d’Eugenio, le réalisateur utilise la fiction comme un recours, pour combler les creux du réel : la scène se voulait peut-être réécriture, mais elle n’est au fond que reconstitution d’un événement déjà raconté. Or, c’est justement dans ce qui est raconté qu’Otro Sol puise sa plus grande force. Les histoires, les souvenirs, le détachement tranquille avec lequel les personnages expriment la mort, le crime, la violence, c’est par la voix que nous saisissons au plus près ce que l’image tente parfois maladroitement de montrer. Reste une poésie qui nous vient parfois, comme de l’or puisé au milieu d’un désert terne.
Prochaine projection le samedi 1er avril à 15h45 au Centre Pompidou
♦ La Bonga de Sebastián Pinzón-Silva et Canela Reyes (Colombie, Etats-Unis, 2023)
Un groupe joyeux sillonne les montagnes au coucher du soleil. Rien ne les arrêtera : ni la pluie, ni la distance, ni la boue. Il s’agit de l’ancienne communauté du village La Bonga qui avait été abandonné, suite aux attaques des paramilitaires de l’extrême droite, qui les accusaient de fricoter avec les guerillos. Cet espace de lutte – ce village, perdu dans le jungle, avait été créé par des groupes d’esclaves qui avaient échappé à la violence des colons – désormais envahi par des plantes, se voit ré-investit, vingt après, par des nouveaux rêves et des nouveaux combats. En bref, une nouvelle vie. On suit donc le retour aux sources de ces 150 familles au rythme des percussions et de leur pas.
Avec ce film à la photographie léchée, le réalisateur Sebastian Pinzón-Silva et la réalisatrice Canela Reyes posent ici la question de l’exil et de l’impossible retour au pays natal. Comment revenir dans un espace dont on s’est senti banni ? Comment ré-habiter les lieux de notre passé ? Le peut-on seulement ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que cet acte, empreint de mélancolie, peut aussi être joyeux et festif ? Deux récits s’entre-mêlent : celui d’une grand-mère et de sa fille, qui font le chemin seules, et celui d’un grand nombre d’habitants qui célèbrent leur retour et, quelque part, aussi leurs peines. Le chemin est également mémoriel, et aux images de leur retour s’ajoutent, dans le noir parfois, la convocation de leurs souvenirs. Au centre de ce village et surtout de toutes leurs réminiscences : l’école, désormais abandonnée.
Ce geste documentaire est celui d’un partage généreux : partage d’une mélancolie, d’une douleur et d’une histoire méconnue. Partage aussi d’une fête, d’une joie, d’un moment essentiel dans la vie de ces 200 familles. On est heureux de vivre cela avec eux.
♦ Courts-métrages : El Chinero, un cerro fantasma de Bani Khoshnoudi (France, Mexique, 2023) / Cinzas E Nuvens de Margaux Dauby (Belgique, Portugal, 2023) / The Secret Garden de Nour Ouayda (Liban, 2023)
Trois courts-métrages sur la nature et son lien avec les humains. Dans El Chinero, la réalisatrice observe les paysages d’un désert mexicain où, en 1916, des centaines de migrants chinois sont morts. Comment ressaisir cette violence sur ces terres désolées ? La tentative de recréer une sorte d’archive est louable, mais les images manquent peut-être de force pour faire ressentir pleinement la tragédie, indépendamment des textes explicatifs.
Le second court-métrage, Cinzas E Nuvens s’intéresse à des femmes, postées dans des vigies, surveillant de possibles incendies. Au début, rien ne se passe, et c’est tant mieux. Mais la solitude règne, l’ennui surement. L’unique contact humain se fait au travers d’un talkie-walkie, tandis que le regard est plongé dans ces paysages infinis. Le jour passe, puis la nuit. Quand soudain, de la fumée, et alors tout se met en marche. Mais ces femmes resteront tout de même seules, surplombant ces terres portugaises qu’il faut préserver. Leur travail est essentiel, mérite que l’on s’y attarde, qu’une caméra s’intéresse à ce combat solitaire, vital.
Le dernier film de cette programmation, le plus long, est aussi le plus original et le plus fascinant. Tel un livre imagé, la réalisatrice construit une fiction avec peu. Au petit matin, les habitants d’une ville découvrent que des plantes sont mystérieusement apparues. La réalisatrice va alors, à travers huit chapitres, et sans jamais filmer de corps, décrire les évènements qui découle de ce postulat fantastique. Ces plantes sont d’abord effrayantes, leur surgissement est regardé tel un film d’horreur. Elles recouvrent des murs, avant qu’un zoom ne leur permette d’envahir le cadre tout entier. Puis viennent nos deux protagonistes, invisibles à l’écran, Camelia et Nahla, enquêtant sur cette soudaine apparition. En concentrant son film uniquement sur cette végétation, la réalisatrice parvient à créer une histoire, un conte, un pays enchanté. Et c’est peut-être ce qui lie ces trois œuvres, la nature à l’origine de la fiction, les non-dits des images, ou l’humain, omniprésent, est absent.
Prochaine projection le samedi 1er avril à 14h au Centre Pompidou
