Dans l’intimiste salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point, la formidable comédienne Elsa Agnès (vue notamment cette année dans Le Firmament de Chloé Dabert), interprète sa première écriture personnelle, Le Caméléon, avec une mise en scène d’Anne-Lise Heimburger : un monologue virtuose et poétique où mille femmes sont une, et où le désir de vivre est roi.

Il serait presque inadéquat de parler de seule en scène à propos du Caméléon d’Elsa Agnès, pour l’occasion à la fois autrice et interprète, tant jaillit de son corps et de ses mots une personnalité multiple et bouillonnante. Sanguine et volcanique en rouge sur fond rouge, c’est par un récit frontal que l’actrice donne vie à une galerie de femmes aux noms sibyllins : Opale, Alcibine, Ambre, Arceline… Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait une autre, elles partagent une pulsion primordiale, un désir tellurique qui les pousse dans une fuite en avant continue, à peine sorties de l’adolescence. Hors du carcan familial, c’est une fugue dans un monde de relations fluides et intéressées, une belle échappée où sur un coup de tête, on se change et on s’envole pour une autre destination, une autre ville où devenir une autre femme et revivre avec un autre homme – avec pour seul mot d’ordre : vivre intensément.

Une tornade d’images et de sensations

Une poésie à la fois concrète et spirituelle, picturale et pleine d’humour, quelque part entre Rimbaud et René Char

Le Caméléon c’est avant tout ce texte, petite bombe de monologue poétique où déferlent en cascade les images et les sensations. Elsa Agnès y catapulte les métaphores, invente des impressions, déploie des sens dans des détails lumineux. Elle se métamorphose et s’animalise – tour à tour chienne, tarentule, jeune poney ou caméléon venimeux. Comme si le langage commun ne suffisait pas à décrire le tumulte des désirs impérieux, c’est par la poésie qu’il faut en passer, une poésie à la fois concrète et spirituelle, picturale et pleine d’humour, quelque part entre Rimbaud et René Char. Le récit décrit minutieusement chaque tenue-costume aux couleurs vibrantes, chaque espace traversé jusqu’aux motifs sur les carrelages de la cuisine, tressant ainsi un cadre dans lequel viennent éclater les confessions érigées en principes : « Je suis éveillée quand tout le monde dort. » « Je mène une vie secrète que tout le monde ignore. » « Tout ce que je veux, c’est détruire. » La densité du texte est telle qu’on regrette parfois presque que les images ne se déploient pas plus dans nos esprits, tant elles s’enchaînent à un rythme étourdissant.

C’est par l’abstrait qu’a choisi de déployer ce texte (et son autrice-interprète) la metteuse en scène Anne-Lise Heimburger – dans une scénographie de Silvia Costa. Abstrait de la sensation pure qui se révèle dans des tableaux monochromes, rouge, jaune, bleu, couleurs primaires pour exprimer la puissance – mais non la simplicité – des ardentes pulsions exprimées. Ces monochromes se déclinent en cabanes de tissu, tels les terrains de jeu métamorphes de l’enfance à l’imagination trépidante. A l’intérieur de cet espace abstrait, Elsa Agnès change de costume comme de peau, associe combinaisons lycra et bottes en cuir blanc pour créer la silhouette de cette femme-caméléon qui se fond dans le décor, allant jusqu’à recouvrir totalement son visage – image d’un corps absolument neutre sur lequel chaque destinée peut s’écrire.

Culte de l’apparence et plaisir de jouer

Néanmoins, derrière son abondance de métaphores, et dans cette attention portée à chaque détail du monde concret, à chaque meuble et chaque objet, se dessine en filigrane une dimension sociale. Dans une société où l’apparence est tout, les jeunes femmes que convoque Elsa Agnès semblent venir d’un milieu populaire, dont elle s’extraient par la pure force de leur désir. C’est pour elles une victoire sur la vie que de réussir à se transformer sans cesse, à évoluer dans le monde des richesses matérielles et des quartiers chics. Le Caméléon s’inscrit dans une sorte de lutte des classes individualisée, où chaque nouvelle incarnation est l’occasion de s’élever un peu plus. On y perçoit au fond un dégoût de la condition originelle, l’envie d’être toujours autre pour ne plus être ce qu’on aurait pu devenir : « Je voudrais laisser ma peau qui trahit. »

Le Caméléon nous renvoie à une question qui traverse et relie l’art et le monde : comment (sur)vivre sans transiger sur nos désirs ?

Au-delà encore, ce que nous raconte La Caméléon, c’est aussi le plaisir propre à l’actrice, qui se nourrit de ces incessants changements de peau. S’inventer des vies pour les traverser toujours plus intensément, enfiler de nouveaux vêtements et être temporairement quelqu’un d’autre. Dans cette quête transgressive, Elsa Agnès est virevoltante au plateau : pince sans rire et espiègle, elle passe d’une vie à l’autre avec agilité et une certaine distance, maintenant une même tonalité décidée à travers ses récits, affirmant par là-même la permanence de sa pulsion. Son Caméléon nous renvoie à une question qui traverse et relie l’art et le monde : comment (sur)vivre sans transiger sur nos désirs ?

@ Simon Gosselin
  • Le Caméléon, de et avec Elsa Agnès, mise en scène Anne-Lise Heimburger, jusqu’au 23 avril au Théâtre du Rond-Point

Crédit photo : @ Simon Gosselin