Deuxième roman de Galien Sarde, Trafic est paru le 7 avril aux éditions Fables Fertiles. Roman singulier qui déploie avec finesse le pouvoir de l’image, qui place le lecteur au seuil du doute et du questionnement, qui nous emmène dans les rouages de la fiction, et de l’histoire qui lie Vincent, le narrateur, et Manon.

Véritable ode à la fiction que ce deuxième et beau roman de Galien Sarde, à la fiction comme génératrice d’images, comme lieu de l’histoire et des histoires. Manon, actrice, et sa beauté interminable, le désir qu’elle suscite et ses propres désirs. Manon et les plateaux, les voyages, et les failles du récit. Singulier texte que celui qui s’ouvre sur ce couple, empêtré dans un embouteillage – bordel du trafic – à attendre, dans une tension toute en images qui intrigue.

Quelle maîtrise de la fiction donc que celle de Galien Sarde qui malmène son lecteur en le perdant, le réconforte d’un même coup avec l’agilité de sa langue.

Car c’est bien d’une première scène banale qu’il faut partir, d’où Sarde tire toutes les fleurs du mal : ce couple qui attend, enlisé dans un bouchon, dont on ignore encore les raisons, les conséquences, et de cette scène remonter le fil de l’histoire, comprendre la tension même qui permet à l’histoire d’amour d’être viciée par la fiction de soi. Et d’achever le roman sur le retour à cette scène où s’éclairent l’avant et l’après. Quelle maîtrise de la fiction donc que celle de Galien Sarde qui malmène son lecteur en le perdant, le réconforte d’un même coup avec l’agilité de sa langue.

De cette voiture où Vincent attend, Manon à côté de lui, surgissent les souvenirs de chocs, de catastrophes, de silences, ramifications qui se déploient au fil de l’œil, mille plateaux et scènes-écrans des fictions réversibles. Histoire de Vincent et Manon – Lescaut des coulisses, tiraillée entre l’amour de soi – on reconnaît, si certes la Manon 1.8 de G.S. est habilement reprise, son goût du XVIIe, de sursauts raciniens aux retournements baroques, moteurs d’une duplicité dont on apprend progressivement à considérer les contours – et le besoin d’amour.

« Sa beauté, sa façon de traverser la vie délivrèrent de nouveaux contours aux choses, modifièrent leurs dimensions habituelles. Son aptitude à jauger intuitivement les efforts à faire pour servir ses désirs, à puiser en elle avec assurance, dans l’instant, des réponses adaptées, limpides, faisait qu’elle donnait l’impression d’évoluer dans un monde fluide, harmonieux, où les éléments qui l’intéressaient l’exauçaient automatiquement. »

Contre-pied de cet attentisme intenable et silencieux qui ouvre le texte, portant en lui la tension de toutes ses lignes de fuite, le récit qui rejoue le fil de l’histoire nous emmène à Paris, à Cannes, à la Nouvelle-Orléans, nous fait voir du pays sur grand écran pour petites manigances.

« N’ayant rien d’arrêté pour les semaines à venir, emballée par la nouveauté de l’expérience dont elle ne voulait rien attendre de particulier mais qui ne manquerait pas de lui fournir, certainement, quelques sésames supplémentaires et un cachet expédient – les séances photos astreignantes auxquelles elle se prêtait trois fois par semaine ne suffisaient plus à couvrir ses frais coutumiers –, gracieusement séduite, aussi, par l’enthousiasme du producteur, Manon avait bouclé une valise volumineuse dans la soirée et pris, dès le lendemain matin, dans uen aube rougeoyante, le premier avion à destination de New York, où elle n’eut que le temps de changer d’aéroport pour s’envoler derechef vers La Nouvelle-Orléans. »

Et dans ces lieux-temps de l’amour, ces moments où le désir tourne court revient la déroute, dans l’œil de Vincent, dans les failles, interstices vicieux et malheureux de l’histoire – si peu de déploration pourtant dans la parole du chevalier, seulement cette accumulation de scènes qui disent, interrogent sur ce qu’elles ne disent pas :  « à l’appartement, Manon n’était toujours pas rentrée – elle ne le ferait que le lendemain, en fin d’après-midi. Pour lors, épuisée par la nuit qu’elle avait passée, elle dormait à l’arrière d’un taxi qui longeait la Seine sans faire de bruit. »

         cyclone de l’oeil de Vincent entre réalité et fiction, généalogie des catastrophes qui pourtant semblent signifier autre chose que ce film mémoriel déroulé sous nos yeux /

Je me refais le film, dira Vincent, et d’un film pourtant où s’accumulent les étranges faux raccords, où quelque chose toujours semble manquer à la linéarité de l’histoire (mais ce n’est qu’une illusion) – logique de l’histoire intime pour scénario bancal ; et ce scénario bancal c’est le discours même de Manon – où Manon se place-t-elle sur cette scène du désir qu’elle ne dit pas, à quel seuil se joue-t-elle victime qu’elle ne serait pas, coupable qu’elle ne peut pas être – si Vénus est toute entière à sa proie enchaînée, de cette proie que serait Vincent des Grieux, c’est que Manon déroute sans cesse par les trous même de l’histoire; elle a le charme des fables.

Comment dire le texte sans le trahir ? Sans retirer la jouissance de la découverte et des retournements au lecteur ? Le plaisir des réponses qui questionnent de plus belle

L’histoire, c’est ce fil que l’on remonte doucement, à mesure que Vincent délivre des souvenirs, rejoue cette temporalité autre, car la temporalité première c’est bien celle de l’attente interminable dans ce bouchon, nœud des corps, suspendus au discours du trafic, à cette parole égrainée et à la possibilité du drame. Roman de l’images, images de la fiction : ce qui happe.

Crédit photo : © SD2022 pour Editions fables fertiles