À l’orée du printemps, les jours engourdis s’étirent mollement, comme un chat après la sieste. Les rayons du soleil chatouillent un peu plus nos joues. Et les touches légères blanches et rouges des fleurs de cerisiers tournoient follement au-dessus de nos têtes, s’accrochent à nos cheveux. Tout le corps s’éveille et réclame un bain de nature. Pour célébrer ce renouveau, la galerie Porte B vous propose une immersion ravigotante. Garden party en est le titre. C’est l’expérience d’un cocon de lumière et de verdure. Elle est portée par un quatuor féminin réuni pour la première fois. Les galeristes Camille Merklen et Charlotte Delafond se sont associées à Lan Sidobre et Anastasia Fernández, fondatrices de l’agence HostingArt qui organise le prix Don Papa Art Program (qui couronne la nouvelle scène artistique). L’exposition Garden party propose une plongée dans les vivants : elle est conçue comme une immersion sensible qui décline les multiples visages d’une nature vivifiante, protagoniste et non plus toile de fond. Les quatorze artistes exposés ont multiplié dans leurs travaux les approches. Scientifiques, mystiques, et parfois même ludiques, les représentations de la nature sous la superbe verrière de la galerie cultivent notre curiosité et notre imaginaire. A mi-chemin entre l’art et l’expérience, l’exposition se tient du 18 mars au 20 mai 2023. Alors pour vous charmer tout à fait, Zone Critique a rencontré les organisatrices.  

Méghane MATHIEU : Le titre de cette exposition est Garden Party. Voilà une pensée positive quand tout ce qui concerne la nature, en ce moment, est anxiogène. Pourquoi ce contrepied ?

Charlotte DELAFOND: Garden Party permet de présenter des œuvres qui abordent la thématique du minéral et du végétal. On ne voulait pas que ces œuvres soient appréhendées à travers un discours spécifique ou une revendication. Certaines d’entre elles évoquent l’écologie. Mais il y a plein d’autres biais possibles. Il n’était pas question de se cantonner à une vision fataliste voire culpabilisatrice pour interroger notre rapport à la nature. Et puis, nous sommes toutes les quatre très positives ! 

Camille MERKLEN : L’exposition présente quatorze artistes dont les créations sont très variées : il y a de la peinture, de la sculpture, du design, des installations, et même des photographies plasticiennes qui permettent de renouveler le médium. On voulait évoquer ce foisonnement et cette diversité avec un titre qui ne met aucun frein à l’interprétation, qui n’enferme pas les œuvres dans un discours écologique. On a opté pour quelque chose de simple qui permet aux visiteurs de s’immerger facilement : chacun à sa définition de Garden Party, chacun peut s’emparer aisément du thème. 

Cette exposition, vous l’avez souligné, est foisonnante, sans être surchargée. Je tiens à relever votre cohérence : puisque la nature est complexe, et multiple, vous proposez une vision en mosaïque. C’est l’image de ses différentes facettes. C’est l’image aussi, d’un entremêlement : le végétal et le minéral s’assemblent, l’humain et l’animal prennent eux aussi part à ce mélange. Il s’agit d’une somme de parties pour atteindre au mieux un tout difficile à saisir. La nature n’étant pas facile à définir…

Camille MERKLEN : Oui, et puis les œuvres dans cette exposition se répondent. Le soleil par exemple, est présent plusieurs fois, mais le traitement de la lumière est différent. Elle est épurée dans la création de Mona Ronteix, ce peut être la lumière d’un soleil de printemps, ou plutôt celle d’un astre noir quand Marguerite Bornhauser évoque le dérèglement climatique dans sa série We are melting

Charlotte DELAFOND : Il y a un fil conducteur que j’ai découvert une fois que nous avons réuni toutes les créations sous nos yeux. Il est toujours question d’une nature transformée qui devient dès lors, un peu étrange. Chez Daniel Bourgais, la nature est pigmentaire : avec la technique de la photogrammétrie, on ne sait plus vraiment à quelle échelle on se place. Pour Florian Viel, elle est saisie en 3D. La souche, seul élément issu du vivant, est morte. Elle est le support de tout ce qui est animé : les fourmis ou les fleurs. Celles-ci sont réalisées en résine, à l’imprimante 3D. Paradoxalement, c’est un microcosme qui se développe. C’est ce qu’on trouve aussi avec Claude Como qui choisit de présenter une nature foisonnante, psychédélique qui va conquérir les murs, on dirait que ses formes grossissent pour envahir petit à petit l’espace. Finalement, il ne faut pas se fier au titre Garden Party. S’il encourage à fêter le début du printemps, les œuvres, elles, apportent toutes une réflexion plus profonde. 

Il y a un fil conducteur que j’ai découvert une fois que nous avons réuni toutes les créations sous nos yeux. Il est toujours question d’une nature transformée qui devient dès lors, un peu étrange.

Daniel Bourgais, dont vous avez évoqué le travail, parle « d’archéologie d’un paysage ». Comme pour beaucoup des artistes que vous exposez, il s’agit de décomposer, de radiographier la nature. L’approche artistique implique aussi une démarche scientifique. Ce parti-pris ressemble à un aveu d’humilité : on croyait connaître la nature, mais nous ignorons encore beaucoup d’elle. Créer est une manière de penser une terra incognita, l’art rend compte de sa complexité.

Claude COMO, Full Mellow Yellow, Laine touffetée sur toile, 2020

Charlotte DELAFOND : Oui, mais pas seulement puisqu’on questionne aussi sur notre place dans cet environnement. L’œuvre Echo de Tom Lellouche illustre cette perspective : si on ne touche pas la cuve remplie d’eau, au milieu de laquelle se trouve une plante aquatique, on n’actionne pas le système qui permet d’éclairer la plante. Privée de lumière, elle finit par mourir. Florian Viel choisit un titre évocateur : 3D gardening. Nous sommes ici les acteurs d’une nature artificielle. Ces œuvres sont en fait des expériences. 

Anastasia FERNANDEZ : On a aussi voulu créer une ambiance, une impression. Pendant le vernissage, beaucoup de visiteurs nous ont confié qu’ils se sentaient bien ici. La galerie aérée avec cette immense baie vitrée y participe mais c’est surtout parce que les œuvres dégagent une chaleur, un aspect rassurant. C’est une bulle de bien-être au milieu du béton parisien. 

Charlotte DELAFOND : Effectivement, d’autant que certains artistes ont considéré l’aspect ludique dans leur création. Claude Como insiste : ses tapisseries touffetées sont faites pour être touchées. 

Parler de la nature, c’est interroger la place de l’homme, mais c’est interroger aussi, le rôle de l’artiste. 

Camille MERKLEN : L’œuvre de Florian Viel en ce sens est particulièrement évocatrice : elle présente les éléments naturels à travers l’artificiel et la technologie. Tom Lellouche questionne également le lien entre la nature et la technologie. L’idée initiale de cette exposition était de présenter un jardin caché, un cocon dans la ville comme le disait Anastasia. Néanmoins, certains ouvrages nous interrogent, à la manière d’une science-fiction, à propos du devenir de la nature, et de l’homme avec la nature. Existera-t-elle encore ? Si oui, sous quelle forme : sera-t-elle artificielle, contenue ou envahissante ? Les peintures de Tiffany Bouelle le disent en partie : le cadre ressemble à une fenêtre qui serait ouverte sur un jardin. Ce jardin est très beau, très dense. Il est clôt, il tient dans un cadre.

Claude Como élabore des formes vivifiantes qui sortent du cadre.

Charlotte DELAFOND : Il y a effectivement toujours une double lecture. Soit la nature est enfermée, soit elle prolifère et pourrait reprendre ses droits. Les végétaux de Tiffany Bouelle semblent vouloir sortir du cadre.

C’est une forme de résurgence, une reconquête en somme : il n’y presque plus de blanc sur les toiles de Tiffany Bouelle. Le mur est grignoté par les formes de Claude Como. La vitalité parcourt vos murs mais pas seulement puisqu’elle s’incarne aussi dans des totems : je pense aux œuvres de Guillaume Garrié. Cela ressemble à un retour en arrière, quand l’Homme sacralisait la nature et qu’il acceptait qu’elle lui échappe en partie.

Camille MERKLEN : Oui, Guillaume Garrié apporte une vision animiste. Et ses créations sont des ex-voto même si elles embrassent selon moi, un côté pop. Quand je les observe, je ne peux pas m’empêcher d’y voir les petits êtres de d’Hayao Miyazaki.

Charlotte DELAFOND: Dans l’exposition Matières Primaires présentée ici, précédemment, Giulia Zanvit a illustré son rapport très innocent, très direct à la nature. Une personne qui avait participé à sa performance nous a confié que l’artiste lui avait redonné son regard d’enfant. C’est parce que ses créations sont très brutes, sans détour. Mais cette fois-ci, la nature est bien plus mystique, presque magique. On le saisit dès l’entrée puisque l’œuvre immersive de Sarah Valente, ce jardin suspendu qui s’illumine la nuit sous les rayons ultraviolets, présente une forêt un peu extraordinaire. 

Camille MERKLEN : Et c’est aussi un peu scientifique. L’artiste a choisi de s’adapter à l’espace et d’intégrer dans sa création les bâches qui recouvraient les murs de l’entrée. Il y a la vision de jour : il s’agit d’un laboratoire, clôt, aseptisé, et la vision de nuit fantastique qui s’anime avec la fluorescence qui ressemble à celle de certains insectes.

Et les tableaux Herborium stellarum de Sarah Valente qui présentent des végétaux luminescents doivent être éclairés à la lampe torche pour être bien vus.

Charlotte DELAFOND : C’est très ludique et enfantin. C’est comme si on explorait une grotte ou des fonds marins. 

À droite, Sarah VALENTE, Herborium stellarum
A gauche, Benoît LEFEUVRE, L’île d’Her

A travers cette œuvre, Herborium stellarum, on met encore en évidence l’entremêlement des vivants, puisque le titre désigne à la fois le végétal et le minéral. Ce sont des plantes qui brillent comme des étoiles. Elles irradient dans le noir quand on pointe la lampe torche sur elles. Elles peuvent même faire penser aux petits poissons des abysses. Et c’est ce qui est marquant dans cette exposition : la double approche artistique et scientifique favorise l’imaginaire. L’exposition présente, surtout, la nature comme une source d’inspiration inépuisable.

Charlotte DELAFOND : Oui, et Charlotte Gautier van Tour mêle l’approche scientifique et mythologie avec son œuvre Rosmerta. Elle fait référence à une déesse. 

Anastasia FERNANDEZ : C’est une déesse gauloise qui symbolise la fertilité des terres. Un de ses attributs est la corne d’abondance. Charlotte Gautier van Tour a récupéré ce symbole et elle en a modifié le discours. D’une part, elle modèle des objets en jouant avec l’hybridité des formes. Cette œuvre peut évoquer plusieurs éléments du vivant, l’anatomie d’un animal marin ou celle du corps féminin. D’autre part, elle remplit à moitié cette corne d’abondance avec de l’eau. Ce qui représentait la vie inépuisable et l’opulence est caractérisé à travers une denrée qui s’évapore, et se raréfie. Cette œuvre fait partie d’une installation dans laquelle la corne d’abondance doit se vider.

Grâce à l’hybridité, Charlotte Gautier van Tour fait coexister dans ses créations les antagonismes. Avec cette autre œuvre faite en verre, Xanthoria, elle montre la fragilité et la robustesse de la nature. Le verre qui se casse est recouvert d’une couche de mousse qui cache sa vulnérabilité, et le solidifie. 

Anastasia FERNANDEZ : Dans plusieurs œuvres, l’Homme est responsable des changements dans le paysage. Dans celles de Charlotte Gautier van Tour, la nature impulse les transformations à travers la confrontation des éléments. 

Camille MERKLEN : Cela renvoie aux très grandes forces qui ont façonné le paysage. L’Homme est évoqué dans un deuxième temps. 

Dans plusieurs œuvres, l’Homme est responsable des changements dans le paysage. Dans celles de Charlotte Gautier van Tour, la nature impulse les transformations à travers la confrontation des éléments. 

De nouveau, on accorde à la nature le statut d’artiste. On trouve le même discours dans les créations de Benoit Lefeuvre : elles permettent de saisir sa force créatrice. Je pense à sa série Earthwork

Charlotte DELAFOND : C’est vrai, comme pour la série Iridescence dont on présente une photographie, il plonge ses photographies dans de l’eau de mer. Quand celle-ci s’évapore, il reste des cristaux de sel qui se sont imprégnés dans le support. La mer a posé son empreinte.

Camille MERKLEN : Il expérimente en ce moment, le fait de placer des tirages dans la terre. Il y a la photographie, et a posteriori sa modification. Un peu comme un alchimiste, il fait des expériences à partir du tirage. 

Charlotte DELAFOND : Et il interroge le regard sur ce qui est de l’ordre de la nature ou pas. Le diptyque que nous exposons, intitulé Seascapes, n’est pas la vue aérienne d’un paysage, d’un littoral, comme on pourrait le penser. Ce sont des jeux de chimie réalisés avec la détérioration de la pellicule argentique. Quand la pellicule est périmée, elle imprime sur la photographie une trace du temps. Il travaille en particulier sur la mémoire, en ôtant un peu la main de l’homme. 

Dans cette exposition, il s’agit donc de regarder la nature s’animer, de la ranimer parfois, mais de l’aimer surtout.