Avec La Chasse au Cerf paru en février dernier, Romain Debluë signe son deuxième roman aux éditions de l’Aire. Féru de philosophie médiévale et de théologie, il se passionne pour Hegel et Saint Thomas d’Aquin auxquels il a consacré sa thèse : La révélation de l’être.

A mi-chemin entre l’autofiction et l’essai théologique, cet ouvrage titanesque de près de mille pages nous plonge dans un Paris Rive Gauche métaphysique où la quête du savoir se heurte à l’incandescence des corps.

Du cerveau droit à la rive gauche

Romain Debluë est de ces penseurs véritables qui semblent tout droit sortis d’un autre temps. Dans son œuvre, ce n’est pas seulement sa personne qu’il met intellectuellement à l’épreuve mais également ses lecteurs. C’est à une chasse endiablée qu’il nous convie : chasse à l’homme, chasse au cerf … Ce roman-fleuve est une ode à la quête : quête de l’absolu, quête de l’être aimé, quête de soi-même. Dans cette toile de Vallotton, Le Ballon (1899), habillant la première de couverture, une jeune fille court après une balle rouge qui semble s’éloigner inexorablement d’elle. La Chasse au cerf est une lecture qui se mérite, il faut la prendre par les cornes tout comme Paul Savioz, le protagoniste, affronte la ville lumière et son lot de désillusions : “Le passé ne l’intéressait pas en rondelles, ni en cubes, ni en cachets ; il y voulait mordre le plus largement possible, en ruminer toutes les parts et la totalité, le presser des origines à l’aujourd’hui afin d’en exprimer peut-être un jour le sens, et d’entendre alors quelque chose à l’ordre du monde.”

Le roman s’ancre rue du Bac, au cœur du 7e arrondissement. De manière plus générale, c’est le portrait du Paris Rive Gauche des philosophes et de la société mondaine que nous brosse l’auteur. Un Paris que Romain Debluë saisit avec beaucoup de finesse et d’ironie, entre le panégyrique d’une capitale fantasmée et la critique acerbe de son microcosme universitaire fétide.

“Derrière la pierre, il sentait et presque voyait l’âme, multipliée, grouillante, fourmillante, de l’ancestrale cité, centre du monde où toutes les eaux confluaient de l’esprit humain, imprégnant les rues, les murs et les parcs. Paris suait l’art ; il transpirait la mémoire des grands hommes, et d’entre ses carrefours exsudait la présence indubitable des chefs-d’œuvre que l’on y avait fabriqués.”

Dramaturgie de l’humour

Là où l’on pourrait en effet s’attendre à un univers austère et rigide, le lecteur découvre un livre truffé d’humour. Difficile de ne pas sourire aux punchlines littéraires de Romain Debluë qui sont toutes plus justes et désopilantes les unes que les autres, de l’autodérision helvétique aux conseils de séduction pour intellectuels en panne de conatus.

“Il y a beaucoup plus efficace, infiniment plus efficace, avec une femme, que de lui dire qu’elle est belle, car cela, elle le sait fort bien, si elle l’est, – et si elle ne l’est pas, elle désire secrètement continuer de le croire, le plus longtemps possible. Il lui faut laisser voir qu’elle est si intelligente que l’on se passionne pour les ouvrages de sa cervelle, et que rien n’est plus précieux que d’être tenu informé du détail de ses idées, dans la matière qu’elle a choisie pour leur prolifération frénétique.”

A l’image de la sainte-trinité, le corps, l’âme et l’esprit se rejoignent pour ne plus former qu’un tout harmonieux dans cette Chasse au Cerf oscillant entre matérialité et immatérialité.

Car pour être dévot, notre protagoniste n’en est pas moins homme ! Les femmes occupent une place considérable dans cet ouvrage et jouent malgré elles le rôle de messagères de la parole divine, éveillant les brebis égarées à la foi mystique. A l’image de la sainte-trinité, le corps, l’âme et l’esprit se rejoignent pour ne plus former qu’un tout harmonieux dans cette Chasse au Cerf oscillant entre matérialité et immatérialité : “Docilement éperdu d’admiration devant cette apparition perpétuelle, Paul songea que les plus belles parmi les femmes sont celles-là dont le corps est le phénomène fidèle de l’âme, en sorte qu’il est impossible en elles de séparer l’un de l’autre, et de désirer l’un sans aimer l’autre. C’est toujours être laide en vérité que de pouvoir donner son corps sans donner nécessairement avec lui l’âme dont il est le rayonnement au-dehors.”

Un puits de savoir

La musique, la littérature, la peinture ; autant de matériaux conducteurs de l’âme … L’auteur parsème son œuvre de citations savantes et de dialogues intellectuels effrénés : c’est en cela que la Chasse au cerf ne peut être purement considéré comme un roman. La Chasse au cerf est une œuvre-visage – ou plutôt une œuvre-âme. Elle est le reflet des tiraillements intérieurs de Romain Debluë, le fil d’Ariane de son cheminement philosophique et spirituel. Les apprentis philosophes en quête de regards croisés y trouveront leur bonheur, de Marx à Rousseau en passant par Heidegger et Léon Bloy : “L’âme comme l’albatros ne vole guère par temps calme. Elle nécessite ce souffle mystérieux à quoi les derniers artistes, dont le nombre se compte sur les doigts d’une moufle, ne craignent pas de donner son nom d’inspiration, mais dont bien peu, même parmi eux, savent encore que ce n’est là qu’un nom d’emprunt que l’Esprit s’est choisi pour écheveler en toute liberté les imaginations agnostiques.”

Les néophytes se perdront parfois dans ce labyrinthe savant mais la plume de Romain Debluë les repêchera quelques pages plus tard avec son sens de l’humour imparable. Il faut dire qu’aucun détail n’est laissé sur le carreau dans ce livre : tout y est creusé, décortiqué, disséqué … Le style de l’auteur est très riche ; ses phrases sont non seulement riches de mots mais aussi riches de sens. La Chasse au Cerf est un livre d’intérieur, non seulement parce que son poids volumineux ne permet pas d’en faire un compagnon de route mais également parce qu’il est nécessaire de prendre le temps d’assimiler chaque passage dérobé et d’en extraire la substantifique moelle. Il suffira donc de s’auto-prescrire deux pages de Romain Debluë par soir pour que vos neurones se mettent en goguette …