Journal du Réel n°7 : le bilan
Le Cinéma du réel s’est conclu ce dimanche, l’occasion pour Zone Critique de revenir sur les moments forts de cette compétition.
De la lenteur
La sélection de cette année a été marquée par le choix d’un tempo lent, voire très lent. Le plan-séquence a encore montré son pouvoir de fascination dans Souvenir d’Athènes, une vetuda contemplative de l’Athènes moderne et antique, et Eventide qui suivait en continu le coucher du soleil jusqu’à l’apparition des étoiles filantes. Nature et architecture ont souvent composé les deux pôles de ce silence méditatif : monumentales structures dans l’imposant Slaughterhouses of modernity, forêt bruissante dans The Fuckee’s Hymn. Dans Ici Brazza, la bande sonore sert de lien entre des plans sur une nature reprenant ses droits sur le béton, le chant d’une grenouille se juxtaposant à la perspective d’un terrain vague, bientôt terrain d’un important chantier. Dans le crépusculaire The Newest Olds aussi, ville et nature se mêlent dans une perspective d’effondrement de la civilisation, et de retour au calme bruissant de la vie sauvage. Dans Allensworth enfin, James Benning nous transporte dans une ville fantôme du désert californien, utopie abandonnée d’une communauté noire africaine et revers mélancolique du vieux rêve américain.
Il faut dire qu’on a beaucoup voyagé dans cette édition du festival. Dans Onlookers, c’est à une escapade contemplative dans le Laos que nous convie la réalisatrice, au milieu de touristes harassés de fatigue, ivres de capter des images et eux-mêmes saisis dans un succession de cadres qui souligne les jeux de regard, la coexistence de deux mondes. Mais le voyage, c’est aussi l’expérience d’états de conscience modifiés, que ce soit dans les effets des drogues récréatives, comme dans le très doux Up the river with acid, qui raconte une remontée d’une rivière mexicaine sous LSD, ou dans les transes des peuples inuits, dans l’hypnotique Piblokto.
Troubles dans la communication
Délibérément, les films de cette édition du festival ont souvent refusé de prendre la parole. Les voix off se sont faites rares et lapidaires. À une certaine tradition documentaire de la narration, du texte écrit et que l’on récite devant le défilement des images, répond ici une évidente hésitation à prendre la parole, comme si la vérité des images était ailleurs, et que la parole elle-même suscitait une méfiance. Si plusieurs films de la sélection se présentent comme des œuvres de transmission – singulièrement Ana Rosa et Navire Europe, deux films de réalisatrices à la recherche de l’histoire de leur grand-mère – la communication elle-même se présente souvent comme une aporie. Les entretiens ne donnent rien, et c’est parfois l’échec même de ces tentatives de lien que les films exhibent, prenant le parti pris d’une vérité pénible. L’expérience de la guerre, celle du Vietnam dans Fuckee’s Hymn, ou des camps de concentration dans Navire Europe, représente l’incommunicable même auquel les films se sont douloureusement heurtés. Mais c’est peut-être dans le dispositif si simple de Infinite distances, succession de messages laissés sur des répondeurs, et projetés sur fond noir, que le sentiment des limites de la communication se fait le plus net. Les voix qui appellent semblent alors se parler à eux-mêmes, comme pour se rassurer dans d’anodins monologues.
Blocages et déblocages
Bien des films ont eu ainsi la riche idée de conserver, jusque dans leur montage final, quelque chose des débuts de leur projet.
Ces limites du film documentaire, les documentaristes s’y sont souvent heurtés, et les ont quelquefois admirablement surmontées. Plusieurs films témoignent dans leur diégèse même du dépassement, au cours même du tournage, d’un projet initial qu’on avait pu sentir mal assuré. Ainsi Adieu sauvage, qui commençait par l’idée assez naïve d’un retour du réalisateur dans sa Colombie natale – justement par l’intermédiaire d’une voix off très sûre d’elle et du bien-fondé de son projet – se mue bientôt en une entreprise plus modeste, mais autrement plus humaine et porteuse de vérité, où le réalisateur découvre la réalité d’un terrain dont il semblait tout ignorer, et vers lequel il volait avec des idées simples.
Bien des films ont eu ainsi la riche idée de conserver, jusque dans leur montage final, quelque chose des débuts de leur projet. Dans La Base, ce sont les interrogations des acteurs eux-mêmes – des chauffeurs de taxis chargés de documenter les derniers moments d’une base de l’aéroport de Roissy – sur le dispositif auquel ils participent, téléphone en main. Au début de Chienne de rouge, la réalisatrice met en scène l’élan initial de son projet – voir du sang. De même dans Un mensch, où une femme filme les derniers mois de son mari, c’est l’acquisition de la caméra qui constitue le geste déclencheur du film. Les dispositifs cependant ne gagnent pas toujours à s’exhiber, et on a pu se lasser quelque peu de la prétention d’un Kaiserling III, qui s’attarde un peu trop sur son idée de départ – tremper des disques durs dans une solution de formol, dans l’espoir d’en tirer des images déformées.
La tentation de la fiction
Un cinéma du réel doit-il s’écrire sans fiction ? L’édition de cette année a posé plusieurs fois la question, et trouvé des réponses plus ou moins claires, plus ou moins convaincantes. Le projet de Bac à sable, entièrement tourné non seulement dans un jeu vidéo, mais encore dans un serveur roleplay d’un jeu vidéo, où les joueurs font semblant d’être réellement les personnages qu’ils incarnent, a montré la complexité même de la notion de réalité, au point que les acteurs du film eux-mêmes ne pouvaient pas croire que le film qu’on tirerait de leurs vies virtuelles serait projeté ailleurs que dans les salles de cinéma de leur monde virtuel.
Un cinéma du réel doit-il s’écrire sans fiction ?
L’idée de mêler la fiction au réel a fait son chemin dans bien des films. Ainsi dans Otro Sol, certaines des scènes de la vie d’Alberto, le mystérieux gangster porté disparu, sont incarnées directement par des personnages du documentaire. De même dans I got up at 8:59 AM Oct. 19 2021 un événement réel, le massacre des Algériens à Paris dans la nuit du 17 octobre 1961, donne lieu à une reconstitution en forme de performance artistique, public inclus, censée recomposer le réveil d’un policier fictif au lendemain d’un événement tristement réel.
Ces recompositions ont été diversement perçues. Le mélange du réel et de la fiction, pour des événements réels, a pu paraître souvent arbitraire et laisser à désirer, tant dans la fiction que dans la réalité. Bien des projets, en prenant le réel pour simple point de départ d’une rêverie plastique et fantasmatique, ont évité l’écueil de ce mélange des genres. Les très expérimentaux Mangosteen et Last Things, tirant partie d’une relecture esthétique de l’histoire naturelle, ont choisi de laisser libre cours à de déroutantes audaces formelles. Le très original Secret Garden, de même, part d’un événement qu’on nous présente comme réel, l’invasion soudaine de plantes au cœur de la ville, pour développer un quasi film d’horreur où la nature est à l’honneur.
C’est peut-être dans ce paradoxal effacement de l’humain, devant cette impressionnante présence de la nature, que le festival du réel a trouvé cette année une partie de son souffle réaliste, mélange de silence et d’attente — de l’éternel bruissement de la nature.
Merci aux rédacteurs pour leur contribution : Hélène Boons, Tristan Tailhades, Romane Demidoff, Pauline Ciraci, Marthe Statius, Théodore Anglio-Longre
