
Dorny / Latarjet – Marguerin : deux visions du monde de la culture aujourd’hui

© l’Hebdo du Vendredi
Acte II : l’art de réfléchir
Les Actes Sud tentent de se saisir du problème des politiques culturelles dans deux ouvrages récemment parus, Pour une politique culturelle renouvelée de Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin, et Penser l’opéra à présent de Serge Dorny. Ces deux ouvrages optent cependant pour des points de vue très différents, tant sur la forme (Voir Acte I : ce que l’on dit du politique) que sur le fond. On nous laisse alors apercevoir des imaginaires, mais aussi des actions, de médiation comme de création, invitant à réinterroger nos visions des pratiques artistiques et culturelles.
L’opéra est en effet un art aux origines particulièrement démocratiques, si l’on excepte les questions de répartition spatiale dans le bâtiment, vaste sujet dont on ne s’est pas encore saisi. Mais l’opéra s’est aussi petit à petit embourgeoisé, et les créations contemporaines de plus en plus rares.
Les enjeux évoqués dans Pour une politique culturelle renouvelée comme dans Penser l’opéra à présent rejoignent les grandes interrogations sociales contemporaines, comme la place de chacun dans la société et l’idée d’un message commun, une réflexion sur le progrès mais un progrès harmonieux et s’inscrivant de manière durable, auxquelles s’ajoutent des thématiques du XXIe siècle, innovation technologique et crises plus structurelles dans le désordre. Le monde de l’art et de la culture se distinguent pourtant aussi par des difficultés propres. L’art et la culture héritent en France d’une longue tradition de mécénat ayant peu à peu laissé place à une autonomisation des acteurs, toujours largement soutenus par l’Etat aujourd’hui. Or cette présence de subventions nationales pose une question bien plus large, qui est celle de la direction que prennent l’art et la culture aujourd’hui. L’art n’est plus un objet de salon, réservé à une élite, et si c’est parfois encore le cas, ce n’est pas l’objet de nos deux ouvrages. Penser l’opéra à présent se saisit ainsi de cette problématique essentielle de l’opéra aujourd’hui. L’opéra est en effet un art aux origines particulièrement démocratiques, si l’on excepte les questions de répartition spatiale dans le bâtiment, vaste sujet dont on ne s’est pas encore saisi. Mais l’opéra s’est aussi petit à petit embourgeoisé, et les créations contemporaines de plus en plus rares. L’une des solutions principales évoquées par l’ouvrage de Serge Dorny, une modernisation des mises en scène, pour proposer, enfin, un opéra actuel. La principale difficulté qui transparaît à travers les différents témoignages est en réalité inhérente à l’art opératique lui-même, cette conception comme « art total », ou, pour être moins radical, comme « art multiple » qui conjugue musique et théâtre, et peut-être même danse. Cette lourdeur du schéma de l’opéra va peut-être ainsi dans le sens d’une immobilité forcée : comme le fait remarquer Serge Dorny, les grands ballets contemporains sont souvent nés d’une émancipation de la « section danse » des opéras, quand la plupart des orchestres font une partie de leur vie de manière très autonome, l’opéra devenant prisonnier de son répertoire, c’est-à-dire des œuvres canoniques que les maisons d’opéra se doivent de présenter à intervalle régulier.
Penser l’opéra à présent réfléchit ainsi sur la vocation esthétique de l’opéra, en s’interrogeant sur la façon de se présenter et de présenter les pièces à un public contemporain que les directeurs et responsables de médiation s’évertuent à diversifier, mais sans un succès plein et entier. A l’inverse, le grand succès des expériences locales présentées par Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin est de permettre à tous un accès facile, proche, et peu onéreux, à une culture et un art malgré tout encadré et de bonne qualité. La démarche de Pour une politique culturelle renouvelée pèche ici peut-être par ses propres qualités. En se consacrant aux microstructures, Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin délaissent complètement la question des structures plus grosses, comme les opéras régionaux par exemple, ou à valeur internationale, qui fonctionnent à la manière de mégapôles artistiques autour desquels gravitent les centres et structures plus petites, notamment lors de spectacles « hors-les-murs » où pendant les festivals qui rythment aussi l’année artistique et culturelle. A l’inverse, les propos des intervenants de Penser l’opéra à présent semblent déconnectés de la réalité du public quotidien, notamment à propos du prix des billets.
Penser l’opéra à présent, en choisissant le point de vue de professionnels-artistes, laisse de côté la masse économique, la « demande » commune, en ne s’adressant qu’à ceux qui savent déjà ce qu’est l’opéra et quels en sont les enjeux. C’est un véritable plaisir de voir les directeurs et metteurs en scène s’exprimer avec franchise sur des sujets qui les passionnent, mais on ne peut s’empêcher d’y voir une perspective d’entre-soi un peu hors-sol qui ne fait que reproduire les stéréotypes largement répandus autour d’un art mondain et aussi un peu sclérosé. La perspective didactique de Pour une culturelle renouvelée permet donc à l’ouvrage d’échapper à ces défauts, mais en réduisant les politiques culturelles à des perspectives comptables (« étendre la taxe sur les spectacles », « mieux gérer l’action des SPRD », « instaurer le droit moral », etc.) qui, si elles sont essentielles dans la gestion de ces lieux, ne restent souvent que des questions devant s’adapter aux ambitions des artistes qui gèrent eux-mêmes les lieux.
Il ressort de la perspective croisée de Penser l’opéra à présent et de Pour une culturelle renouvelée les enjeux essentiels de l’art et de la culture aujourd’hui. En effet, au-delà des questions écologiques et sociales que soulèvent souvent les acteurs de ce milieu, mais qui mènent rapidement à des consensus idéologiques compte-tenu des affinités politiques de ces mêmes acteurs, on peut remarquer de véritable difficulté de dialogue entre eux. D’un côté, une discussion esthétique sur le devenir du Barbier de Séville en costumes (d’époque) ou en costards, de l’autre des considérations très pragmatiques sur les enjeux de hiérarchie administrative dans les territoires. Pourtant, cette distinction doit être dépassée chaque jour pour que les spectacles puissent se monter. Les artistes remplissent des appels à projet à longueur de journée quand les directeurs administratifs se battent avec le rectorat pour emmener les enfants de l’école à l’opéra, et vice versa.
BIBLIOGRAPHIE
ABIRACHED, Robert, Le Théâtre et le Prince, Arles, Actes Sud, 2005
CHIAPELLO, Eve, Artistes versus Manager. Le management culturel face à la critique artiste, Editions Métaillé, 1998
MENGER, Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2003
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