Journal du Réel n°1

La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : des lettres, des archives, le poids de l’histoire et de la mémoire, du silence et de la musique.  

  • Les Lettres de Didier de Noëlle Pujol (France, Allemagne, 2022)

14h50. La grande salle obscure du Centre Pompidou se remplit pour cette première projection de la 44e édition du Cinéma du Réel. On sent les spectateurs heureux et impatients de découvrir les films sur grand écran, après une édition 2021 entièrement virtuelle. Noëlle Pujol introduit brièvement son film, projeté pour la première fois en public : quelques remerciements d’usage, puis un hommage touchant à son frère, Didier, dont les lettres constitueront le cœur de ce moyen-métrage.

Hélas, en ce qui concerne ce film, l’enthousiasme sera de courte durée. Noëlle Pujol met en scène selon une série de plans fixes deux comédiens lisant – texte à la main – la prose épistolaire de Didier. On comprend rapidement que l’auteur de ces lettres est en fait lourdement handicapé suite à un accident, et l’émotion affleure immédiatement face à cette écriture heurtée et ces phrases vacillantes, pleine d’une tendresse débordante. Toutefois, c’est un profond malaise qui saisit peu à peu toute la salle lorsque les deux comédiens se mettent à ânonner ou chanter (faux) le texte rédigé par ce frère isolé dans une clinique. Ce parti-pris de mise en scène des lettres frise enfin l’insupportable quand, dans les derniers plans du film, les textes sont lus tandis qu’un comédien s’évertue à souffler dans une flûte pour en tirer des sons à faire agoniser un sourd.

L’idée des Lettres de Didier est pourtant belle et originale : mettre en scène le handicap en ne le faisant apparaître qu’indirectement, à travers un langage hésitant mais bouleversant de sincérité et de spontanéité. On reste en revanche dubitatif sur la manière dont les lettres sont traitées, comme si les comédiens tenaient à singer l’élocution empêchée de Didier – et la gêne ressentie face au traitement de cette correspondance risque de se muer en énervement et indignation. Le handicap n’est que trop peu souvent représenté à l’écran, et il n’est pas certain que Les Lettres de Didier rendent hommage à ces malheureux invisibles. Si ces lettres sincères, appliquées, débordant de tendresse et d’amour ne méritaient sans doute pas ce film, au moins aura-t-on entendu la voix de celui qui les a patiemment rédigées. On sort de la salle abasourdi par le film, mais l’on pense à Didier – avec tendresse.

Tristan Duval-Cos

Prochaine projection : Le 17 mars à 20h10 au Mk2 Beaubourg

  • Navigators de Noah Teichner (France, 2022)

C’est une histoire peu banale que celle reconstituée par Noah Teichner dans son film Navigators : en décembre 1919 près de 250 anarchistes sont expulsés des États-Unis vers l’URSS sur un paquebot qui servira quelques années plus tard de décor au film de Buster Keaton, La Croisière du Navigator. À partir de cette surprenante coïncidence historique, Noah Teichner, organise un récit où l’histoire côtoie la fiction en superposant images d’archives de cette « déportation », et extraits du film de Keaton. Ce fait historique mis en regard des scènes burlesques de Keaton, donne à ces prémisses du Maccarthysme américain une dimension ridicule et souvent drolatique. C’est ainsi que l’histoire se révèle à la fois plus cruelle et plus absurde que la fiction : ces Américains contestataires, embarqués de force pour un voyage qui vira rapidement au cauchemar (insalubrité du bateau, difficultés de navigation, etc.) jouent comme le révélateur d’une paranoïa américaine encore naissante face au « monstre bolchevik ».

Il faut ici saluer le travail minutieux de Noah Teichner, qui a patiemment restauré et monté ces images d’archives, souvent présentées en split screen avec des extraits de textes d’Alexander Berkman et Emma Goldman, anarchistes ayant été expulsés sur le Navigator. Seul bémol : l’abondance de texte nuit par endroits à la lisibilité et à la fluidité des images ; et le crépitement chaleureux des images d’époque en 37 millimètres est mixé trop fort, ce qui rend à la longue le bourdonnement de la pellicule assez pesant. Mais ne boudons pas notre plaisir devant cette restauration admirable d’images jusqu’alors invisibles. Le film de Noah Teichner organise ainsi subtilement deux régimes de visibilité – comme dirait Rancière – permettant ainsi de déjouer le discours officiel des États-Unis sur le nécessaire bannissement de ceux qu’on considérait comme des dangers pour la patrie, en le contrebalançant par la mise en scène burlesque de Keaton.

Ces anarchistes pro-soviétiques sont ainsi rendus à leur humanité et à l’injustice de leur sort, malmenés par une Amérique qui inventait la Guerre Froide avant la lettre. Métaphore du mouvement violent de l’histoire du XXe siècle, le paquebot Navigator opère la jonction entre ce qu’on n’appelait pas encore l’Est et l’Ouest. Entre ces deux mondes, comme une marionnette ballottée par les flots de la mer comme par ceux de l’Histoire, Keaton en prince ridicule et touchant. Avec Navigators, Noah Teichner semble également réaffirmer le fait que le XXe siècle était à la fois celui des conflits politiques et des horreurs de l’histoire, et celui de la naissance d’un art nouveau qui allait accompagner les soubresauts de la modernité : le cinéma. L’archive et la fiction au coude-à-coude face à l’Histoire dans un travail admirable de restauration.

Tristan Duval-Cos

Prochaine projection : Le 15 mars à 21h au Forum des Images

  • Camouflage de Jonathan Perel (2022, Argentine)

Campo de Mayo : plus grand complexe militaire argentin, berceau des coups d’État les plus importants de l’histoire du pays, centre de détention clandestin dans les années 70 (requalifié par les personnages en camp de concentration). Et pourtant, juste de l’autre côté de cette barrière on ne peut plus inoffensive, se trouvent des centaines de maisons habitées par des vies pétries d’ambiguïté. La caméra de Jonathan Perel suit Felix Bruzzone, écrivain argentin, vagabonder entre ces existences marquées par la proximité avec ce camp. Au fil des discussions avec les habitants qui nous mènent à une exploration de plus en plus profonde de la base, Camouflage interroge la mémoire des atrocités qui s’y sont déroulées et la manière avec laquelle les citoyens se sont approprié ce sol meurtri : pour l’un la paléontologie, pour l’autre l’immobilier. Une jeune femme vient même y récolter la terre pour la vendre à des touristes. Ces successions de conversations, souvent trop didactiques, échouent à nous faire ressentir le fléau que représente ce camp, probablement car le réalisateur les filme avec trop de linéarité, ne se détachant qu’à de rares occasions de son sujet pour guider le spectateur vers le sensoriel.

C’est lorsque le documentaire parvient à faire corps avec son héros que cette idée d’appropriation prend tout son sens. Felix Bruzzone, parfois accompagné d’une voix off,  subissant d’autres fois le silence pesant de la mémoire, court autour de la base, remonte le temps sur une voie ferrée, explore l’horreur un casque VR vissé sur la tête. Le tout premier plan du film emprunte notamment à la fiction, par un long travelling sur les pieds nus de son protagoniste, courant comme pour échapper à l’arrière-plan sonore, constitué de bruits menaçants d’hélicoptères. Cette impression de fuite en avant trouve alors sa résolution dans la scène finale. Après avoir participé à une étrange course d’obstacles qui semble organisée par la communauté, Felix enlève le t-shirt et les chaussures fournis par les organisateurs, les jette à la poubelle, et se met à courir, la caméra cadrant cette fois-ci son visage. La course devient l’appropriation du personnage : en utilisant son corps comme le porteur d’un siècle d’histoire, ce qui ressemblait à une évasion devient le symbole d’une résistance individuelle, une manière de regarder et de vivre avec l’horreur sans jamais avoir à la comprendre ou l’accepter.

Théodore Anglio-Longre

Prochaine projection : le 15 mars à 17h50 au Centre Pompidou

  • Mr Landsbergis de Sergueï Loznitsa (2021, Lituanie, Pays-Bas)

C’est une épopée. Un long voyage temporel dont on ne peut pas sortir indifférent. Fatigué, fasciné, intéressé ou exténué, oui, mais difficilement indifférent. C’est peut-être pour ça que la salle noire du centre Pompidou se désemplit à peine durant les 240 minutes de ce documentaire ou qu’à la fin, lors de la rencontre avec le réalisateur, un silence respectueux, concentré et captivé règne.

« C’était pas si long, non ? » me lance une inconnue à la sortie. Avant de rajouter « Je suis lituanienne, j’étais petite à l’époque et je n’avais jamais vu les événements comme ça ! » Pour elle, cela semble être un événement. Parce que c’est bien donc cela que nous propose le réalisateur ukrainien, auteur de documentaires engagés – Donbass en 2018 – comme de fictions grinçantes : un film événement. Avec Mr. Landsbergis, Loznitsa signe un documentaire-fleuve, qui couvre la totalité de l’indépendance de la Lituanie, des balbutiements de ce mouvement à la reconnaissance du pays par les Nations Unies, en passant par l’arrivée des tanks à Vilnius.

« Mais ce ne sont que des discours ? » chuchote bruyamment ma voisine à son amie au bout d’une heure, visiblement déroutée. C’est que le réalisateur ukrainien prend d’abord le temps d’égrener les archives, des interventions de Gorbatchev à celles de Landsbergis, les confrontant avec brio et permettant ainsi de saisir la tension progressive jusqu’aux coups d’éclat. Il fait ainsi d’abord le choix d’une narration par l’image d’archives, lui posant en contrepoint les commentaires tantôt explicatifs tantôt malicieux d’une des figures de proue de l’indépendance, le musicologue Vyiautotas Landsbergis, qui deviendra un peu malgré lui le premier chef d’État de la Lituanie postsoviétique. Si pour les non-initiés, il n’est pas toujours aisé de s’y retrouver entre tous ces crânes chauves, les enjeux complexes sont bel et bien explicités. Toute l’ambiguïté de la perestroïka est mise au jour, de la même manière que la passation de pouvoir entre Gorbatchev et Boris Eltsine, suite à la tentative de coup d’État, semble désormais extrêmement claire.

Le réalisateur fait le choix de montrer en permanence les Lituaniens comme un groupe, un corps social uni, résistant et scandant dans les rues le nom de leur pays jusqu’à présenter leur héroïsme, dans des images vibrantes, face aux forces armées de l’URSS. Évidemment, leur farouche désir d’indépendance et de liberté touche d’autant plus qu’il nous évoque la terrible situation de l’Ukraine. L’effet miroir fait bien sûr mouche et donne une force double indubitable aux discours et au courage des Lituaniens. Le dernier mot de Mr Landsbergis est d’ailleurs celui de l’espoir. Assis dans son petit jardin ensoleillé, c’est à cet espoir qu’il se voue, c’est cela qu’il veut transmettre. Mais très vite, il ajoute, pinçant, son adage préféré issu d’un livre pour enfants : « Tout ira bien… Sauf dans cette vie ! »

Romane Demidoff 

Prochaine projection : le 17 mars à 13h45 au Mk2 Beaubourg

  • Courts-métrages #7 : Le Tombeau de Kafka de Jean-Claude Rousseau (France, 2022) et When there is no more music to write, and other roman stories d’Éric Baudelaire (France, Italie, 2022)

Voilà deux films en compétition française qui ont pour point commun de privilégier la rupture au legato d’une écriture plus classique. Coupes franches et écrans noirs, il s’agit pour Jean-Claude Rousseau comme pour Éric Baudelaire, – deux noms de famille ô combien évocateurs -, de brusquer. Les deux cinéastes trouvent dans le travail du son, la possibilité de prendre la tangente.

Pour Jean-Claude Rousseau, qui revient cette année à Beaubourg avec Le Tombeau de Kafka, il suffit de laisser naître l’image dans le silence. Le petit monsieur se filme dans sa chambre d’hôtel pragoise. Il a placé sa caméra de fortune, un téléphone, à la hauteur de son regard. Une fenêtre invisible à gauche du cadre suggère la naissance d’un écran tandis que des coups d’œil furtifs sur une forêt japonaise arpentée par des cerfs placent le film dans le registre du conte. Ces plans-là viennent du film précédent, Un monde flottant, ceux de la chambre se ressemblent tous. Que dire de ce film « tombeau » ? Que faire de la présence allégorique de Kafka (de La Métamorphose en l’occurrence) sous l’apparence d’une guêpe qui se meurt au fond d’une petite tasse ? Au silence du film a répondu le silence embarrassé des spectateurs à l’issue de la projection.

Le son bizarroïde de When there is no music to write, and other roman stories surcharge presque tous les plans du second court-métrage que propose Éric Baudelaire. Cette fois, il s’agit de rendre hommage à la musique expérimentale américaine que compose Alvin Curran et plus particulièrement à ses balbutiements au sein du collectif romain Musica Elettronica Viva. Le film a une construction complexe. D’abord, il raconte de biais l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro en 1978. Des témoignages greffés sur des images d’angles de rue, de pneus, de foule, émaillent ce récit d’une journée particulière. Dans son deuxième volet, composé à son tour de deux films, Éric Baudelaire collabore avec un chercheur (Maxime Guitton) pour rendre hommage à Alvin Curran. J’entendais ses œuvres pour la première fois. Même si Curran n’aimerait sans doute pas le parallèle, j’ai pensé à l’exposition au Musée d’Histoire du Judaïsme consacrée aux tableaux du théoricien du dodécaphonisme, Schönberg, contemporain de Kandinsky. Éric Baudelaire convoque des impressions visuelles associées à l’écoute de la musique. L’entreprise est à la fois audacieuse et stimulante. Lignes brisées et autres figures géométriques apparaissent tandis qu’en voix off Curran évoque le champ des possibles qui s’ouvre dans les années 1960 à Rome. Ses dernières paroles font mouche : la fin de l’Histoire ne saurait être décrétée puisque tout un monde musical vient de naître.

Marthe Statius

Prochaine projection : le 16 mars à 14h30 au Centre Pompidou

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