Journal du Réel n°2

La 45ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 24 mars au 2 avril. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal de la compétition. Au programme du jour : GTA, lobotomie, architecture et minéraux.

 

    ♦ Bac à sable de Charlotte Cherici et Lucas Azémar (France, 2023)

Bac à sable est un documentaire tourné dans un jeu vidéo. Ce postulat implique immédiatement une contradiction : le jeu implique de jouer, mais le film, lui, implique seulement de regarder. Dès lors tout le dispositif du jeu est évincé : ni barre de vie, ni inventaire, et surtout pas de vue à la troisième personne – tout le film est capté en vision subjective, immersive, comme sous le regard d’une vraie caméra. Certes, il est difficile d’oublier que l’on est dans un jeu, surtout lorsque les joueurs sont à l’écran : ils courent dans tous les sens, collisionnent avec les décors, répètent en boucle des postures et des attitudes stéréotypées. Mais quand le regard se tourne vers les paysages de Los Santos, vers la surface numérique de l’eau, la ligne des immeubles au loin, l’animation du vent dans les palmiers, l’illusion fonctionne à plein. Il semble que la ville elle-même, que cet environnement s’agite, autonome, comme soulevé par une grande respiration.

Dans un documentaire de 2009 pour la RTBF, « Quecoeur et les garçons », les créateurs de Strip-Tease suivaient le quotidien d’une poignée de francophones accros au monde virtuel Second Life, et continuellement plantés devant leur écran. La démarche de Bac à sable est différente, puisqu’elle postule la possibilité d’accéder à ces joueurs en les rejoignant directement sur leurs serveurs, en les filmant à l’intérieur du jeu. C’est alors que le documentaire montre toute l’ambiguïté et la richesse de son dispositif. Car des joueurs (surtout) et des joueuses (quelques-unes) de ce serveur, on ne saura finalement rien, ou quasiment. La logique implacable du roleplay, fermement rappelée par les admins de ces serveurs, érige une barrière étanche entre la vie virtuelle et la vie réelle, qu’il est comme tabou d’évoquer. Le documentaire travaille ainsi aux limites de cette séparation qui paraît si difficile à tenir, et s’attache aux moments où le roleplay dérape, de façon souvent drôle, parfois touchante. C’est un joueur banni du serveur pour avoir évoqué les élections françaises. C’est un médecin qui oublie son texte, et à qui on rappelle d’employer des mots techniques, compresse, derme, épiderme. C’est enfin ce jeune couple qui, assis côte à côte dans un taxi, peut se dire « j’aimerais que tu sois avec moi ».

On devine toute une vie derrière les micros. On entend l’écho des voix dans des chambres. Le claquement des claviers. Des anonymes derrière des pseudos, dont on ne saura rien, et que la nouvelle mise à jour du serveur dispersera vers d’autres avatars, de nouvelles fictions de vie.

Tristan Tailhades

Prochaine projection : le 29 mars à 13h30 au Centre Pompidou (Cinéma 1)

 

    ♦ Chienne de rouge de Yamina Zoutat (Suisse, France, 2023)

La journaliste et documentariste Yamina Zoutat se réveille avec un besoin particulier, celui de filmer du sang. Marquée il y a plusieurs années par l’affaire du sang contaminé, elle se demande alors : par où commencer ? comment le mettre en forme ? qui est concerné ? Le début du film tend parfois vers l’expérimentation (des images microscopiques de ce fluide) ou l’expérience (filmer ses menstruations dans les toilettes d’un train) et semble de prime abord s’intéresser à sa représentation, son écoulement, sa captation par la caméra. Mais Chienne de rouge délaisse rapidement le questionnement visuel pour regarder les hommes, et surtout les femmes, qui vivent avec le sang. Un convoyeur de nuit, un docteur, une jeune femme qui vient de subir une greffe … Le montage alterné entre ces différentes situations n’empêchera pourtant jamais le film de ressembler un peu trop à une enquête. Pourtant, c’est lorsque, à de trop rares occasions, Yamina Zoutat tente de ramener de la fiction, que l’outil cinématographique semble alors s’emparer de quelque chose. C’est cette chienne, devenant parfois la caméra, qui suit des traces de sang dans les bois. Ou bien ce sont ces évocations d’œuvres passées, de films gorgés littéralement ou métaphoriquement de cette couleur rouge.

L’idée de la réalisatrice est louable et pertinente, il s’agit de montrer le sang comme le symbole de la vie, du lien qu’il peut créer entre les humains. Il y a par exemple cette femme qui vient de recevoir le sang d’une autre femme dont elle ne connaitra jamais le nom. Elles s’écrivent des lettres, se disent sœurs de sang, sont bouleversées par cette transmission d’abord médicale, finalement spirituelle. En témoignant de son enquête sur l’affaire du sang contaminé, la réalisatrice souhaite que son film contrecarre l’image négative que l’on s’en fait. Mais l’inverse manque cruellement. Il manque ce désir de faire regarder le spectateur, de l’interroger sur son rapport au sang. Même cette scène, presque bouleversante, ou Yamina Zoutat est conviée à filmer un entraînement d’infirmières et de docteurs en cas de tuerie de masse (mesure adoptée après les attentats du Bataclan) ne parvient pas à nous remplir d’effroi. Le plus beau plan du film n’est pas d’elle, il est signé Murnau, et pourtant il dit tout. Nosferatu, penché sur sa victime, relève la tête, et son regard presque mélancolique adressé au spectateur semble nous dire : « Moi aussi j’en ai besoin ».

Théodore Anglio-Longre

Prochaine projection le mardi 28 mars à 15h45 au Forum des images

 

    ♦ Courts métrages 2 : The Newest Olds de Pablo Mazzolo (Argentine, Canada, 2022) / Last Things de Deborah Stratman (États-Unis, France, Portugal, 2022)

The Newest Olds comme Last Things explorent la plasticité de la matière et les potentialités physiques de l’image pour poser la question de la réalité du monde. Pablo Mazzolo brosse un portrait troublant de l’illustre ruine contemporaine qu’est Détroit. Les vues sur la skyline tremblent, comme si la ville était parcourue d’un frisson, tandis qu’un bruit sourd annonciateur d’une catastrophe retentit. Les images spasmodiques sont souvent contaminées par des vues paisibles sur la nature environnante par des effets de surimpression et de subtiles jeux chromatiques. Villes et campagnes ont été désertées par les êtres humains, dont on entend des bribes de conversations dans une sorte de bourdonnement. La bande-son ne cesse d’arracher l’image au temps qui semble être le sien pour la mettre en relation avec d’autres lieux et d’autres histoires sur le mode d’une libre association d’idées. C’est comme si le cinéaste s’adressait à nous depuis un temps lointain, dans un futur dystopique, d’où il observe le déclin. Les usines ferment, la colère des travailleurs gronde, les oiseaux meurent. Détroit devient alors la métaphore vive d’un monde ancien.

Last Things a pour ambition de raconter à la fois l’origine du monde et son extinction. Deborah Stratman convoque aussi bien Darwin et les discours scientifiques que des légendes cosmogoniques lues en voix off par la cinéaste Valérie Massadian, brouillant ainsi les frontières entre le mythe et le logos. Le début et la fin du monde sont des chimères plus que des vérités de fait, de sorte que le film se meut en une espèce de poème géologique où des formes oblongues surgissent à la faveur d’une envolée lyrique. À l’écran se succèdent des images de roches observées au microscope, prélevées sur la lune ou au fond des océans. L’infiniment grand et l’infiniment petit se confondent pour former une matière informe qu’il s’agira de remodeler pour recréer le cosmos. Le point de vue synchronique met d’abord en état d’hypnose. Puis, il menace de nous plonger dans un sommeil éternel.

Marthe Statius

Prochaine projection le lundi 27 mars à 14h30 au Centre Pompidou 

 

    ♦ Slaughterhouses of modernity de Heinz Emigholz (Allemagne, 2022)

De l’architecture moderniste au château de la Belle au bois dormant : la nature semble avoir repris ses droits sur certaines des monumentales réalisations Art Déco de Francisco Salamone dans l’Argentine profasciste des années 1930. Sans didactisme, Heinz Emigholz nous invite à une rêverie politique sur le devenir de la démesure, surtout lorsqu’elle s’impose là où elle est inadaptée : hors des villes. Maintenant que leur signification politique n’est plus d’actualité, les abattoirs et cimetières de Salamone sont rongés par la mousse, entourés par une végétation frémissante, habités par les animaux, repris par la vie. Le pari réussi par Heinz Emigholz est de renvoyer dos à dos la vanité en même temps que la beauté de l’architecture totalitaire. Slaughterhouses of modernity procède à la fois par juxtaposition et décalage, comme un subtil empilement de motifs géométriques : le parti pris est de filmer en de nombreux plans fixes le même bâtiment, selon des axes parfois très proches, et un cadre qui assume un positionnement dans une légère diagonale. L’étrangeté crée sort le spectateur du confort du plan d’architecture : car quoi de plus rassurant qu’un ensemble de lignes rectilignes saisies dans un cadre parfaitement droit ? Il s’agit de nous plonger dans un mausolée à demi-enfoui, dans la campagne et dans l’oubli, à l’instar de cette nouvelle Atlantide, la ville fantôme d’Epecuèn, cité balnéaire engloutie par les eaux. 

En sort un plongeur, qui s’avance vers la caméra et raconte une histoire borgèsienne. Lui aussi est capturé par des plans coupés, sans cesse désaxés. Il crée le lien, implicite jusqu’à cette mi-temps du film, de l’Argentine vers l’Allemagne. Il replonge dans les eaux du lac et nous voici à Berlin, face à la reconstruction du Stadtschloss, le château de Guillaume II, pourtant rasé par la RDA. Après l’architecture moderniste, c’est le comble de la postmodernité : reconstruire à l’identique sans accepter le passage du temps. Emil Emigholz est critique face à ce projet qui réhabilite implicitement la figure d’un roi antisémite. Troisième et dernière modalité de l’architecture monumentale : les édifices contemporains, colorés et fantaisistes de Freddy Mamani Sylvestra en Bolivie, empreints de la culture Aymara. Le film invite à un court-circuitage des temporalités. ll laisse son spectateur face à un monceau de débris d’Histoire. Mais c’est sa force : avancer avec assurance, dans un équilibre subtil entre l’univers onirique et la rationalité, comme ses plans d’un même mouvement rectilignes et de biais. Un souffle d’une fraîcheur baroque vient rider la surface de l’Atlantide.

Hélène Boons

Prochaine projection le vendredi 31 mars à 18h30 au Centre Pompidou

 

    ♦ Ana Rosa de Catalina Villar (France, Colombie, 2023)

Le film s’ouvre avec les notes de « La symphonie pathétique » de Beethoven. On apprend que c’était le morceau favori d’Ana Rosa une femme au foyer colombienne qui, après avoir subi une lobotomie, est devenue incapable de jouer quoi que ce soit.  Des décennies plus tard, sa petite fille, la réalisatrice Catalina Villar tombe par hasard sur sa photo d’identité. Elle ne sait rien d’elle, si ce n’est ce que la légende familiale raconte. Frappée par ce destin et surtout le silence qui s’ensuit, la réalisatrice part sur les traces de sa grand-mère : que lui est-il arrivé ? Pourquoi a-t-elle subi cette célèbre opération démocratisée par l’américain Walter Freeman ? Qu’est-ce que cela signifiait être une femme dans ces années-là ? Pire que cela, qu’arrivait-il à une mère qui ne remplissait pas tous les pré-requis ? Non sans peine, Catalina Villar part réveiller les fantômes du passé. On la suit en enquêtrice, explorer des asiles, des espaces, interroger ses oncles, fouiller des archives. 

Si la lobotomie n’est heureusement plus une pratique courante, la mise au jour d’un tel processus permet de nous confronter à une partie sombre de l’histoire de la médecine où le médecin, homme tout puissant, se permettait de prescrire des traitements inhumains à des femmes qui souffraient par exemple de mélancolie. Au passé, ce film est un formidable documentaire sur les usages de l’époque. Ils semblent refléter une certaine idée que l’on se faisait du comportement idéal de la femme. Elle aurait dû être soumise, bête, docile. Au présent, elle nous interroge sur notre rapport à la folie : quel traitement pour ceux qui sont considérés comme fous ? Qui peut se permettre de légiférer ? Face à de telles pratiques, on ne peut s’empêcher de se demander comment sont traités les marginaux aujourd’hui.  Avec ce beau portrait qui ouvre des portes, Catalina Villar engage une discussion passionnante sur les pratiques psychiatriques. Et la musique de Beethoven, chérie par Ana Luisa, vient couvrir le silence qui nimbait l’histoire de sa famille. 

Romane Demidoff

Prochaine projection : le vendredi 31 mars 2023 au Centre Pompidou

 

    ♦ Courts-métrages : Un Mensch de Dominique Cabrera (France, 2023) / Infinite Distances de Pablo Alvarez-Mesa (Canada, 2022)

C’est par un présent que débute Un Mensch : une petite caméra, offerte à Dominique Cabrera. La comédienne et cinéaste s’en servira pour enregistrer les derniers mois de son époux de 86 ans, l’ancien député et artisan de la gauche Didier Motchane, victime d’un cancer de l’œsophage. De ce « type bien » (définition de mensch en yiddish), le film constitue le portrait simple. Geste de tendresse qui rappelle le cinéma de Cavalier, Un Mensch déplie l’éventail des cérémonies du quotidien précédant la mort : allers-retours à l’hôpital, discussions, désir de dire l’amour, au point que le film ne s’apparente en rien à des adieux, plutôt à un échange continué. Le court-métrage fait fi du pathétique. On retrouve au contraire le sens de la formule et le phrasé de Dominique Cabrebra qui joua un personnage bien proche d’elle, l’inénarrable Hélène d’Un Petit Cas de conscience de Marie-Claude Treilhou (2002). Elle filme seule, caméra à la main, mais pas au poing : il n’y a pas de solitude brandie et affirmée, plutôt une discrète aptitude à la jointure. Car à l’hôpital, sur la main vieille de Didier Motchane se pose la main plus jeune de la cinéaste. Le visage de l’époux ne quitte presque jamais l’écran. Pas de recherche esthétisante : la caméra se meut avec le corps de celle qui la porte et enregistre la pulsation de deux voix, sans qu’opérateur ne s’immisce dans ce corps-à-corps verbal et amoureux. « Je retiens la vie », dit Dominique Cabrera : retenir, c’est empêcher l’autre de mourir, mais c’est aussi se souvenir. Quand la mort remportera in fine la victoire sur le premier point, l’image permettra de gagner la seconde bataille. L’assiette de figues et de prunes déposée sur le lit renvoie au genre pictural des vanités pour mieux affirmer l’humilité du geste cinématographique qui nous est donné à voir. Pas de hasard dans l’association d’Un Mensch avec Infinite distances (Pablo Alvarez-Mesa) dans la séance au Centre Pompidou. Pour combler l’angoisse de la mort attendue, quoique peu redoutée par celui qui s’apprête à partir, les paroles se vident et s’évident, comme des ritournelles rassurantes : Tu vas bien ? Oui je vais bien, je me sens bien, je me sens heureux. Car dans le film, ce sont les innombrables mots des livres, des journaux, des phrases qui forment l’île sur laquelle les deux personnages imaginent qu’ils vivent.

« Salut Liz, c’est Marvin. Tu dors ? ». Au seuil du court-métrage de P. Alvarez-Mesa, l’écran demeure noir, tandis que résonnent ces paroles laissées sur un répondeur. La question a frappé quiconque, dès l’enfance, a voulu y réfléchir : elle qui ne peut donner lieu à un « oui », elle se formule dans la solitude d’une distance infinie. Phrase usuellement prononcée la nuit, elle se passe de la lumière du jour et condense donc le dispositif du film. Dans Infinite Distances, ne résonnent que des messages personnels en anglais sur fond noir, autant de voix saturées, éraillées, insituables et de tous âges, comme venues d’une nouvelle nuit des temps. Elles diffèrent certes, notamment par l’accent. Mais solitude et frustration en forment le dénominateur commun. Tu me manques. Tu ne réponds pas. Vous devez de l’argent. Que fais-tu ? Je t’aime. Viens. Je ne viendrai pas. Elles parlent tout en niant l’importance de leur parole même, par des tics de langage qui deviennent savoureux dès lors qu’ils sont récurrents : anyhow, anyway, nothing important, talk to you later. Tout cela n’est-il rien que le désir lancinant d’un échange ou bien le plaisir pris à l’émission rassurante de sa voix lâchée dans le vide ? La distance à combler est aussi celle de soi à soi : celle d’une angoisse de la solitude. Alors le monologue phatique vire même chez les voix enfantines à la chanson : de la ritournelle d’une comptine à des mots répétés ad libidum : bye, love you, bye, love you. Le noir de l’écran épouse le plaisir régressif de l’onomatopée pure, qui comme dans un opéra de Rossini ne cherche rien au-delà d’elle-même. Mais ces messages montés les uns à la suite des autres sont aussi autant d’embryons de récits, qui par la possibilité de fiction qu’ils incarnent renvoient chacun à des images mentales : l’évocation de Noël réveille souvenirs personnes ou souvenirs de films. Et lorsque surgit la mélodie fredonnée du Magicien d’Oz, le cinéma qu’on aurait pu croire parti revient par la petite porte : celle de l’infinie tendresse.

Hélène Boons

Prochaine projection le vendredi 31 mars à 18h15 au Forum des Images (FDI300).

 

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