Journal du Réel n°3
La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : de la littérature érotique, des lacs, des fleuves et des canaux, le chant des oiseaux et le champ des réseaux sociaux.
- Mutzenbacher de Ruth Beckermann (Autriche, 2022)
Le film Mutzenbacher de Ruth Beckermann est d’une intelligence et d’une irrévérence rares. Le sulfureux récit des émois sexuels de Josefine Mutzenbacher est lu par des hommes, tous âges et tous milieux confondus. Ce dispositif de la lecture à voix haute face caméra suscite une profonde interrogation sur les mots pour dire la sexualité. Le roman, toujours aussi controversé, publié anonymement puis attribué à un écrivain de la Jeune Vienne, est volontiers outrancier. « Troncher, baiser, tringler », tel est le savoureux refrain que répète en rythme un groupe d’hommes formant une sorte de chœur antique. Ils interrompent le cours de la lecture ainsi que l’improvisation de certaines scènes particulièrement grivoises. Le déhanché d’un des personnages singeant une jeune femme aguicheuse puis tâtant la cuisse de son partenaire qui se tient sur le côté, tétanisé, est hilarant. Josefine, la « putain viennoise » qui révulsa l’Autriche, se livre à des descriptions détaillées du plaisir qu’elle donne et de celui qu’elle reçoit. Mais la réputation du texte est à la hauteur du tabou qu’il explore, celui de la sexualité infantile.
Josefine, en revenant sur ses 33 000 conquêtes, croise des souvenirs beaucoup plus sordides : des viols ainsi que de l’inceste avec un père qualifié de « tendre ». Cependant, Josefine, ou plutôt la voix qu’un auteur lui prête, n’a de cesse d’évoquer son propre plaisir, la jouissance au bout des actes interdits, les orgasmes provoqués par des situations graveleuses. Au rire succède l’effroi. Il provient de l’embarras qui saisit les hommes eux-mêmes. Au début, le ton est volontiers gouailleur, le texte leur paraît extravagant, voire délicieusement antimoderne. Puis, les visages se décomposent, la voix descend dans les graves pour buter enfin sur un mot qui aurait dû rester secret. Beckermann ne cherche pas leur inconfort, elle confronte les hommes à l’obscurité de leur propre désir. Assis sur un gros divan rose, l’un confie son excitation illicite pour les très jeunes filles, l’autre évoque son initiation tardive aux films pornographiques. Certaines scènes sont presque insupportables. Ils paraissent soudain très démunis. De longs plans fixes permettent de scruter les visages qui n’osent dire. L’entreprise est salutaire aussi bien pour les hommes que pour la littérature érotique à laquelle est rendu un brillant hommage. Du même coup, Beckermann lui rend tout son pouvoir corrosif.
Prochaine projection : le 16 mars à 21h au Forum des images
- Lago Gatún de Kevin Jerome Everson (États-Unis, 2021)
Pour peu que le spectateur fasse preuve de concentration, le cinéma expérimental bénéficie d’une faculté hypnotique qui lui est bien particulière. Dans Lago Gatún, au fur et à mesure que l’image se meut, baignée par un fond sonore minimaliste, on tombe rapidement dans cet état second qui, bien souvent, précède le sommeil. Le rythme cardiaque ralentit, la respiration se fait plus profonde, et les yeux rivés sur l’écran s’accrochent à chaque remous du grain, à chaque déformation de la pellicule. Cet effet de stase repose le regard tout autant qu’il l’aiguise, comme si le corps réapprenait à vivre. C’est ensuite, complètement enveloppé par le film, que les questions arrivent : que racontent ces plans, ce montage, ce choix du 16 mm ?
Kevin Jerome Everson nous fait ressentir la traversée d’un bateau sur le canal de Panama, construisant son œuvre à travers une succession de tableaux en mouvement, boucle infinie où le dernier plan pourrait se raccorder avec le tout premier, répétant inlassablement ce voyage. Alors que les portes (du port ou du bateau) se ferment encore et encore jusqu’à nous laisser dans le noir imperturbable de l’écran de cinéma, une coupe fait brutalement surgir la lumière et disparaître le son. Plus le plan est long et fixe, plus l’émotion provoquée par cette coupe visuelle et sonore sera émotionnellement intense et traumatisante. Durant plusieurs minutes, des travailleurs naviguent, baignés d’un blanc intense, puis arrivent à destination dans un autre port pourtant identique. Ces hommes, tous noirs de peau, nous ramènent à la construction de ce canal, chantier démesuré qui coûta la vie à de nombreux Antillais. L’acte expérimental devient acte politique, tout comme l’image documentaire devient le berceau de l’imaginaire. Cette fois-ci, les portes s’ouvrent, le schéma s’inverse, et la traversée peut recommencer.
Prochaine projection : le 17 mars à 16h au centre Pompidou
- Afterwater de Dane Komljen (Allemagne, Corée du Sud, Espagne, Serbie, 2022)
Deux amis (peut-être un couple) étudient la flore dans un laboratoire, puis partent en train. Aux abords d’un lac, la nature se révèle concrète, mais aussi spirituelle, dans un retour à la matière première qui compose notre monde. La caméra fixe les admire en train de se toucher, de flâner, et de se raconter des histoires. C’est alors que, plongé dans l’eau, en pleine méditation, le duo fait la rencontre d’une troisième entité, un homme qui semble avoir été créé ex nihilo par le lac. Ce trio, incarnation des premiers hommes, doit alors réapprendre à vivre. Mais c’était sans compter la mémoire de l’eau et sa capacité à transformer le film, à basculer vers d’autres temporalités, d’autres lacs, et d’autres trios. Le second semble provenir du passé, le dernier d’un étrange futur. La voix off permute, change de langue jusqu’à ne devenir qu’un souffle, tout comme l’image très nette se met à grésiller et perd progressivement en informations visuelles.
Ces trois mondes pourraient être en train de communiquer depuis des milliers d’années, depuis des milliers de kilomètres. Pourtant, quelques éléments les rattachent : un insecte escaladant une plante, une main effleurant des cheveux, une baignade dénudée, et surtout cet élément devenant matière filmique, l’eau. Comme dans le brillant documentaire de Patricio Guzmán Le Bouton de nacre (2015), le flux aqueux traverse le temps et transmet la mémoire du monde entre les différentes époques. Pourtant, quand le film de Patricio Guzmán étudie cette diffusion par le prisme de l’histoire du Chili, Afterwater fait totalement abstraction de la situation terrestre (le dernier arc du film pourrait très bien se dérouler sur une autre planète). Hormis quelques signes vestimentaires qui nous guident à travers ces âges, aucun indice concret ne nous sera donné. Les personnages, comme l’humanité tout entière, peuvent s’étreindre une dernière fois et devenir aussi fusionnels que les particules d’eau.
Prochaine projection : le 18 mars à 16h20 au Centre Pompidou
- Courts-métrages #4 : Tout ce qui était proche s’éloigne de Yunyi Zhu (France, 2022) et Langue des oiseaux (France, 2022) d’Érik Bullot
Les images chatoyantes des jeux de lumière sur la mer placide de la Côte d’Opale ouvrent le film de Yunyi Zhu. Tout ce qui était proche s’éloigne dresse un parallèle somme toute assez convenu entre le rétrécissement du champ de la vision et de l’expérience que nous avons tous vécu pendant les confinements successifs et la dégradation d’une maladie oculaire contractée par un ami cher. Indéniablement, les plans sur la ligne d’horizon sur laquelle se blottit le soleil avant de disparaître, tandis que l’ami commente son dernier souvenir de voyant, par un temps pluvieux avec sa mère, sont superbes. Le récit autobiographique d’un isolement forcé après contracté le virus incite à une réflexion sur le caractère complémentaire, ou non, de nos cinq sens. À la perte de l’odorat et du goût répond l’épluchage méticuleux d’une clémentine en gros plan. Lorsque le crépuscule survient, la mer et le ciel se confondent, le cadre cesse enfin d’être limité aux bords d’une fenêtre pour s’étendre à l’infini.
Le synopsis de Langue des oiseaux laissait présager un brûlot écologiste. Il l’est puisque la sixième extinction qui a provoqué la disparition de tous les animaux de la terre a déjà eu lieu. Mais il est aussi un objet insolite qui convoque un imaginaire ornithologique tout droit sorti du XVIIIème siècle. Composé de quatre chapitres, comme un savant manuel, le film brosse le portrait d’une humanité férue de taxonomie qui cherche désespérément à comprendre le langage des oiseaux. Instruments aux formes improbables, reproductions chantées des sons émis par la mésange, captation sylvestre du dialogue entre un rossignol bavard et son congénère, tentatives vaines quoique drolatiques d’inventer un nouveau solfège pour comprendre enfin ce que les pinçons se racontent. En définitive, une passion très anthropomorphique guide les deux personnages de chercheurs en linguistique ailée. Là est peut-être la pente la plus intéressante du film : montrer les trésors d’inventivité déployés par une humanité persuadée d’accéder à la connaissance du langage animal. Le film se clôt sur un rappel à l’ordre en musique (« Réveillez-vous ! ») dont on se serait passé alors même que le propos du film, quoique très clair dans ses intentions, avait pris une allure délicieusement romanesque.
Prochaine projection : le 18 mars à 18h30 au Forum des images
- Huahua’s Dazzling World and its Myriad Temptations de Daphne Xu(Canada, États-Unis, 2022)
Pour son premier long-métrage, Daphne Xu prend le parti de suivre Huahua, une femme qui travaille dès les premières heures du jour : vaisselle, cuisine, lessive, etc. Empêtrée dans une quotidienneté qui l’épuise et lui « brise le dos », elle se réinvente une autre vie sur les réseaux sociaux en se filmant en train de danser, ou de faire la promotion de caisses d’oranges, de manteaux d’hiver. Document quasi naturaliste sur la Chine contemporaine, Huahua’s Dazzling World révèle en creux le profond malaise social qui ronge le pays. Huahua est « illettrée », comme elle le dit elle-même, mais veut croire en un avenir meilleur qu’elle tente d’envisager à travers une image renouvelée d’elle-même, sculptée virtuellement à travers les filtres Tik Tok et les photos retouchées postées sur les réseaux sociaux.
Le film de Daphne Xu se déploie en ce sens selon une alternance d’images tournées caméra à l’épaule, en suivant les mouvements de Huahua, notamment lorsqu’elle se filme elle-même, et d’images tirées des réseaux sociaux où les monologues face caméra de Huahua sont restitués directement à l’écran. La réalisatrice fait ainsi coexister deux régimes d’images à la grammaire radicalement différente : d’un côté, un enregistrement factuel et brut de la dure réalité quotidienne des Chinois ; d’un autre, ces images éthérées, déréalisées et perpétuellement modifiées par les artifices des réseaux sociaux. Ce double régime de visibilité se révèle tantôt drôle, tantôt cruel, notamment lors de cette séquence où Huahua portant un masque chirurgical s’ajoute un sourire via le filtre du réseau social. Cette mise en scène virtuelle de soi fait basculer le film dans un pur jeu de masques où les visages sont déformés – cruel miroir d’une société désincarnée où la volonté de se mettre en scène fait des hommes et des femmes des êtres difformes.
Dans ce geste radical de mise en abyme d’images modifiées, le film de Daphne Xu accomplit paradoxalement ce qu’André Bazin disait du cinéma : un embaumement, ou un masque mortuaire du réel. En mettant en scène ces images tournées par une femme dans la perpétuelle mise en scène de soi, ce redoublement du geste cinématographique en vient à accréditer la mort de la vie, celle qui se déroule précisément en dehors des réseaux sociaux. Le film de Daphne Xu embaume donc la vie réelle, celle qui disparaît quand on la passe à se filmer.
Prochaine projection : le 15 mars à 19h à la BULAC (13e arr.) et le 17 mars à 13h50 au Centre Pompidou
- Relaxe d’Audrey Ginestet, France (2022)
Les mafiosi du film de Mosco Levi Boucault n’ont qu’à bien se tenir. Les vrais hors-la-loi, ce sont eux : un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes dits « anarcho autonomes d’ultra gauche ». C’est du moins ce que semble vouloir croire l’État français, en inculpant huit hommes et femmes dont le seul point commun est d’avoir choisi un mode de vie alternatif. Qualifiés de « terroristes », ils sont traînés de procès en procès pendant dix ans, suite à leur prétendue implication dans le sabotage de voies ferrées. Ils semblent en réalité passer plus de temps à récolter des légumes dans des forêts qu’à fomenter des actions contre l’État.
Dans Relaxe, Audrey Ginestet revient donc sur cette « affaire Tarnac ». La réalisatrice fait ici le choix de couvrir la fin du procès, en se concentrant sur la figure de Manon Glibert et, plus lointainement, celles de Benjamin Rosoux et d’Yildun Lévy. Pour mettre fin à ce qui semble avoir été une « fiction » (sic) inventée par le parquet, elle se propose de créer une nouvelle narration à travers sa caméra. Si on regrette l’utilisation parfois un peu balourde de la voix-off, la construction du récit n’en demeure pas moins passionnante. On assiste notamment à une mise en scène du procès très réussie, qui permet aux accusés de s’entraîner. Cette répétition fantoche permet à la réalisatrice de souligner la théâtralité et l’absurde de la situation. Elle s’attarde également sur l’humanité de ses protagonistes, vibrants de sensibilité et d’humour. Le cynisme et l’ironie semblent être la seule échappée dans cet événement judiciaire aux accents kafkaïens. Malgré le dramatique de la situation – dix ans de vie, d’amitié et d’amours broyés par le rouleau compresseur de la justice – la salle ne peut s’empêcher d’éclater régulièrement de rire, et moi avec, allant jusqu’à, chose rare, applaudir. Un des protagonistes se demande comment garder la trace de cette victoire : c’est peut-être bien ce film qui le fera.
Prochaine projection : le 17 mars à 15h45 au Forum des Images
- Les voix croisées (Xaraasi Xanne) de Raphaël Grisey et Bouba Touré, (France, Allemagne, 2022)
Dans Les voix croisées, le fleuve Sénégal – dont on aperçoit la rive depuis Somankidi Coura au Mali, où est né Bouba Touré – charrie des milliers d’images d’archive. Elles ont été prises au Sénégal, au Mali, au Soudan, dans les anciennes colonies portugaises de Guinée-Bissau et du Cap-Vert ou encore à Paris. Bouba Touré, photographe et militant disparu en janvier dernier, abolit les frontières géographiques, linguistiques et temporelles : il n’y a qu’un temps, continu et homogène, de domination exercée par l’Europe coloniale et de luttes menées par des Noirs. En France, devenue terre d’un exil forcé, comme au Mali, le rêve est celui d’une autosuffisance. Elle s’obtient par le travail et la reconnaissance dudit travail.
Ainsi, le film est construit en deux parties, scandées par la voix off de Bouba Touré : d’abord, nous suivons l’histoire des luttes menées dans les années 1970, une décennie après l’indépendance du Mali, par les travailleurs immigrés qui cohabitent avec les rats dans les foyers-taudis du 19ème arrondissement. La grève des foyers est le point de départ de l’émergence d’une conscience de classe chez les travailleurs immigrés, qui aboutit à la naissance de l’ACTAF. Le mouvement prend de l’ampleur dans le contexte de la fondation de l’université de Vincennes. Touré y apprend son métier de projectionniste. En parallèle, il continue de réunir des preuves, des traces, des centaines de photographies qui jonchent les murs et s’entassent dans les coins de son appartement parisien. Puis, viennent la reconquête des moyens de production et la réflexion sur les conditions d’une agriculture viable sur fond de sécheresse au Sahel.
Après l’euphorie du Larzac, les leaders se forment aux techniques agricoles et inventent de nouveaux systèmes d’irrigation à l’origine d’un modèle agricole viable : « tout est bio » ironise un producteur, occupé à récolter des gombos. Grisey et Touré décelèrent enfin pour observer les temps présents, l’organisation du travail, les coopératives de femmes. Le récit autobiographique de Bouba Touré est une histoire collective, une histoire d’effervescence culturelle autour de la naissance du cinéma politique africain et du théâtre d’improvisation de Vincennes, mais aussi une histoire de conquête, de révolution sociale et politique. Des photos, des extraits de films sur les guérillas dans les anciennes colonies portugaises, des prises sur le vif composent ce film absolument nécessaire qui témoigne d’un travail d’archive considérable.
Prochaine projection : le 16 mars à 19h45 à l’Inalco et le 17 mars à 17h50 au Centre Pompidou
