Ontogénèse, Jean Dubuffet, 1975
Ontogénèse, Jean Dubuffet, 1975

Prenez deux artistes survoltés à l’esprit ravagé, et imaginez leur conversation. En faisant cela, vous aurez peut-être un bref aperçu de Personne n’est à l’intérieur de rien, le recueil de la correspondance entre Jean Dubuffet et Valère Novarina, paru aux éditions L’Atelier contemporain. 

2014
24 mars 2014

Valère Novarina : Savez-vous danser ?

Jean Dubuffet : L’univers n’est qu’une vaste danse et la pensée n’en saisit rien tant qu’elle ne danse pas elle aussi. Elle s’égare quand elle veut prendre appui sur des jalons fixes, le nord, le plus et le moins, le haut et le bas.

Valse de la conversation

Et la conversation épistolaire de ces deux artistes s’apparente à une valse. L’un et l’autre se livrent à des entrechats et nous entraînent dans une chorégraphie parfaitement orchestrée se déployant dans le vide. Nous découvrons leurs errances et leurs angoisses mais aussi un certain processus de création artistique à travers leur échange à bâton rompus.  L’un est un des peintres majeurs XXème siècle au crépuscule de sa vie, l’autre est un tout jeune poète et dramaturge peinant à se faire publier. Pourtant, très vite, la différence d’âge et d’époque va s’effacer pour laisser place à une complicité artistique, les deux hommes ayant une passion commune pour l’art brut, celui qui frappe au cœur.

Et c’est une certaine forme d’art qui se trouve au milieu de la conversation, un art viscéral et authentique. La démarche de Novarina séduit en effet le grand théoricien de l’art brut, qui s’exclame à  son sujet «Je salue la libération de l’écrire, je salue l’écrivain qui a enfin rompu sa laisse et gambade allégrement ». Et cette liberté est aussi celle de Dubuffet qui n’a pas laissé la vieillesse ternir son goût pour les facéties comme l’illustre ce message envoyé à Novarina à l’occasion de la Saint-Sylvestre de l’année 1983 « Bonne année cher Nov-art ana et je vous propose de fêter ensemble notre Analisation à tel jour qu’il vous plaira par les voies champanatoires pour que s’ancre fortement sa mémoire dans nos Anales. » Ces lettres constituent une sorte d’exutoire pour les deux artistes. En effet, grâce au format excessivement libre de la lettre, ils peuvent faire exploser leur imagination et leur frustration à travers leur courrier. Novarina peine à se faire publier, la cohorte de personnages du Drame de la vie impressionne les éditeurs et derrière la bonhommie du style de Dubuffet se terre le spectre de la mort.

Faillite des corps et des esprits

Nous découvrons ainsi que l’œuvre des plus grands créateurs n’est jamais linéaire mais hachée, segmentée par des crises, par des asphyxies mentales.

La faillite des corps et des esprits devient d’ailleurs l’un des thèmes majeurs des échanges épistolaires. Nous découvrons ainsi que l’œuvre des plus grands créateurs n’est jamais linéaire mais hachée, segmentée par des crises, par des asphyxies mentales.  Dès les premieres lettres, Dubuffet se confie à Novarina à propos de son état physique et psychologique : « Ma conversation ne présente nul intérêt, surtout en ce moment que ma pensée est si occupée par les prises de cachets pour atténuer pendant deux heures la douleur aiguë des névralgies dorsales. » Ce corps sur le déclin est un fardeau, un inconfortable compagnon de route. Novarina, lui, est atteint par une sorte de langueur mélancolique, plus insidieuse, mais  tout aussi destructrice « J’étais incapable complètement d’aligner deux mots, empêché d’écrire, physiquement empêché, comme ça m’arrive quatre fois dans l’année. J’étais absent d’ici. On ne peut pas être en vie tous les jours… ». Ce sont deux âmes à vif, marquées du sceau de l’hyperesthésie, frappées par cette sensibilité exacerbée qui donne à leur correspondance une tonalité si brute et si puissante.

  • Personne n’est à l’intérieur de rien, correspondance entre Jean Dubuffet et Valère Novarina, Editions de L’Atelier contemporain, 152 pages, 20 euros, 24 mars 2014

Pierre Poligone