Emmanuel Ruben (© Tina Merandon)

Zone Critique revient sur Icecolor, le nouveau récit d’Emmanuel Ruben. Après nous avoir enchanté avec La ligne des glaces, le romancier nous embarque en direction du Grand Nord avec pour guide, Per Kirkeby, un géologue et un peintre de renom.

icecolor

Le blanc n’y est jamais de la lumière, il n’est pas non plus le néant, qui serait plutôt du noir, et qui n’existe pas dans la nature. Le blanc est ici rendu à son opacité première. Laissez le blanc, c’est à dire l’inconnu, l’ineffable, l’infigurable, l’irréfragable, rôder, planer autour, comme l’ours polaire, l’albatros, ou le requin des Tropiques, le laisser hanter les couleurs, les habiter non du dedans mais du dehors, guetter leur destin de couleurs, leur seul fin possible, leur inévitable mort.” Icecolor est un récit tourné vers la couleur, ou plutôt vers la plus pure des couleurs, la plus difficile à saisir, à savoir le blanc. Dans un récit initiatique, qui prend parfois l’allure d’un long poème en prose, Emmanuel Ruben revient sur son cheminement en tant que voyageur, en tant qu’observateur, en tant que dessinateur. Sur les traces de Per Kirkeby, qui condense ces trois identités, il nous fait découvrir un monde de couleurs, un monde en mouvement qui n’a que l’apparence de la tranquillité : le Groenland.

Sous les mots d’Emmanuel Ruben, la peinture de Kirkeby décille notre regard

On peut retourner vers le Nord, voir enfin avec des yeux ressuyés de nos tristes mythes, les linéaires fugitifs de la terre, et les belles transfigurations des rouges et des verts, des bleus et des oranges, du soufre et des lilas. La lumière du Nord.” Per Kirkeby semble réactualiser la vieille maxime de Paul Klee “L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible“. Comme si, la toile d’un peintre pouvait faire vaciller nos illusions et nous éloigner de l’image galvaudé que nous avions du Grand Nord. Comme si la palette exubérante de Kirkeby pouvait nous délivrer de nos représentations, pouvait déciller notre regard. A la lumière de nos yeux, répond la lumière de la toile qui se veut un écho de la lumière du Grand Nord. Par ce jeu de réfraction, la couleur prend vie et semble s’agiter sous les yeux du spectateur. Evidemment, un tel exercice nécessite une ascèse, une respiration, un temps pour soi. Ces peintures du Groenland exercent une fascination dont il est difficile de s’extraire. Elles font appel à des souvenirs d’enfances, à des rêves depuis longtemps oubliés, ceux de la découverte d’une terra incognita. L’imagination fiévreuse de terres encore vierges, de territoire à explorer est au coeur des toiles du peintre. Traverser la mer des glaces, se replonger dans la découverte de la peinture, tel est le pouvoir évocateur de Kirkeby sur le narrateur.

Une exhortation au voyage

Mais au-delà du Groenland et de la peinture, ce livre est une exhortation au voyage. “Quand donc voyager a-t-il signifié autre chose que partir à la recherche de soi-même en croyant se fuir, lever ses cauchemars en croyant chasser sur ses rêves, aller au bout de sa propre nuit, affronter ses hantises et les étrangler de retour dans sa chambre ou dans son atelier, sur une toile ou sur du papier ?” Il s’agit de se dépasser, d’aller au-delà de ses craintes et d’en sortir grandi. Il s’agit de découvrir de nouveaux horizons culturels, d’accepter l’autre afin de s’accepter soi-même. Il s’agit de s’inventer une cartographie mentale pour découvrir que notre patrie, ce n’est pas un endroit mais un état d’esprit. Et c’est ce à quoi le narrateur aboutit en finissant par découvrir ses icebergs non pas au Groenland mais dans l’écume salée de la mer.

  • Icecolor, Emmanuel Ruben, Le Réalgar, 144 pages, 17 euros.

Pierre Poligone