Le compositeur joue avec les notes comme le peintre avec les couleurs, l’écrivain avec les mots, le cinéaste avec les plans. Ainsi se créent nos grandes figures d’artistes qui, volontairement, ou parfois inconsciemment, s’entrelacent dans un même idéal esthétique. Que l’on regarde la face cachée des films de François Truffaut, et l’on trouvera bien vite une pile d’archives dans laquelle se noie cette interrogation : avant d’être cinéaste, n’était-il pas plutôt romancier ? Pour les trente ans de sa disparition, Zone Critique rend hommage à François Truffaut en revenant sur son rapport à la littérature.
Dans un entretien avec Franck Maubert, daté d’avril 1982, François Truffaut souligne l’analogie qui s’établit entre l’auteur et le cinéaste par le biais de la plume : « Qu’on écrive un roman ou un scénario, on organise des rencontres, on vit des personnages ; c’est le même plaisir, le même travail, on intensifie la vie. ». « Intensifier la vie » pour en faire ressortir sa beauté, ses affres, sa dureté, et se rapprocher paradoxalement de la réalité dans un mouvement d’expansion, voilà la tâche de l’artiste. De Bazin à Cocteau en passant par Genet, Truffaut a tissé des liens intenses avec les écrivains de son temps à qui il vouait un profond respect. Cette admiration se lit à double-sens, Cocteau déclarant à Truffaut dans une lettre de 1960, à propos de Tirez sur le Pianiste : « Mon François, ton film est un chef d’œuvre, une manière de prodige. Et je t’embrasse. » Bien plus que de simples correspondances, les nombreuses lettres avec ses contemporains, qui prouvent déjà par leur multiplicité son amour pour l’écriture, éclairent sur ses relations et son rapport à l’art. Dans ces écrivains, il ne voit pas seulement de pures connaissances mais des amis, des modèles et même des sublimations du père, Truffaut n’ayant jamais connu le sien.
Ainsi en va-t-il pour Jean Genet en qui Truffaut se retrouve profondément, de par leur même enfance bâtarde
Ainsi en va-t-il pour Jean Genet en qui Truffaut se retrouve profondément, de par leur même enfance bâtarde d’abord (les deux hommes ont tous deux été délaissés par leur mère) et de par leur révolte ensuite. Truffaut a lu L’Enfant Criminel très tôt et, tout comme Jean Genet, il est cloîtré dans un Centre pour jeunes délinquants à Villejuif à cause de ses nombreux vagabondages (notons que l’on voit d’ailleurs apparaître, dans Fahrenheit 451,la couverture du Journal du Voleur de Genet). Les deux artistes vont se lier d’une amitié très forte, perceptible au sein de leur correspondance, comme lorsque Jean Genet adresse par exemple en 1951 une lettre à Truffaut, enfermé à l’hôpital militaire, dans laquelle il écrit amicalement « Je vous ai porté quelques romans policiers (lectures d’hôpital?) et deux paquets de Gitane ». Mais dans leur même indignation face à leur existence respective, ils parviennent néanmoins tous deux à puiser une force positive qui sera la matière d’une œuvre autofictionnelle colossale.
Du romanesque à l’écran
Il n’est donc pas étonnant de voir qu’il est toujours un peu question de livre dans les films de Truffaut. Dans Les 4OO coups, film dédié à André Bazin,Antoine Doinel manque de faire brûler son appartement en érigeant un autel pour Balzac fait d’un portrait de l’écrivain et d’une bougie qui finit par tomber malencontreusement. Le garçon, encore enfant, s’initie effectivement très tôt à la littérature où il se forge un refuge chaleureux contre la froideur de sa mère qui le dédaigne, comme l’aura fait François Truffaut lui aussi. De la voix d’Antoine s’élève alors un passage de La Recherche de l’Absolu, comme pour partager l’expérience de la lecture avec le spectateur du film. Baisers Volés, qui appartient également au cycle Doinel, présente ce même personnage plongé dans la lecture du Lys Dans la Vallée, roman par lequel Truffaut établit une analogie entre le désir d’Antoine pour Madame Tabard et Christine et celui de Félix, dans le roman de Balzac, pour madame de Morsauf et Arabelle Dudley.
La passion d’Antoine Doinel pour la littérature n’est finalement que le reflet de celle que Truffaut porte en lui. Lorsque l’on analyse de plus près les influences littéraires de Truffaut, on se rend vite compte que de nombreux romans sont à l’origine de ses films par leur adaptation à l’écran. Pour n’en citer que quelques uns, Les Mistons trouve sa source dans l’une des nouvelles des Virginales de Maurice Pons, La Mariée était en noir dans La Mariée portait le deuil de William Irish et L’enfant Sauvage, tout comme La Chambre Verte ou L’Histoire d’Adèle H sont inspirés de la littérature d’Henry James. Dans cette polyphonie intertextuelle, on comprend alors pour quelle raison les protagonistes truffaldiens se font le reflet d’autres personnages fictionnels, comme c’est le cas pour Les Deux Anglaises dont Truffaut précise dans le dossier de presse de 1971 : « Le héros des Deux Anglaises, ce sera un peu le jeune Proust qui serait tombé amoureux de Charlotte et Emily Brontë ».
La littérature, grande gardienne des secrets
Lieux solennels, les mots renferment les confidences qui se profèrent à voix basse. Les amours se font et se défont au milieu de murmures et de balbutiements mais aussi de lettres bien réfléchies où la pensée s’exprime à cœur ouvert : « Je veux vous dire aujourd’hui des choses que je n’ai jamais osé vous dire », écrit Cécile à Davenne dans La Chambre Verte. Les livres sont dépositaires des passions, de sorte que c’est dans une librairie que Colette finit par déclarer sa flamme à Xavier, dans L’Amour en Fuite. Dans le cycle, Antoine Doinel entreprend, en outre, l’écriture d’un roman qu’il nomme Les Salades de l’Amour, roman qui parle de sa vie, comme les films parlent de celle de Truffaut, et qui servira de support pour les flash-backs dans L’Amour en Fuite, en faisant remonter à la surface les rémanences amoureuses d’Antoine. Personnage qui mène sa vie sur le mode romanesque, il se retrouve lui-même plongé dans une éducation sentimentale qui se déploie au fil de ses rencontres passionnelles.
Et la censure des livres, objets qui recèlent la connaissance, représentée dans certains films ne vient que témoigner de leur force, de leur puissance intrinsèque qu’on peut vouloir museler pour mieux la contrôler. Ainsi les pompiers les brûlent dans la société dystopique de Fahrenheit 451 lors d’autodafés, film à propos duquel Truffaut déclare : « Je voudrais vraiment filmer les livres comme des choses vivantes », attestant de l’âme que de tels objets renferment.
Dans la beauté de la langue truffaldienne, l’acte d’écriture est donc partout : au sein des scripts où se dévoilent ratures et accumulations de notes, des romans annotés et commentés par la main de Truffaut pour mieux s’en inspirer, des hommages finement introduits dans ses films, des lettres qu’on s’envoie, et bien sûr des mots, ces mots qui disent la vie, qui chantent l’amour et prônent la joie.
Aurélia Lebas