Les éditions de l’Atelier Contemporain publient un ouvrage vivifiant aux prémisses de l’hiver, en mettant en lumière l’énergie de la correspondance entre deux artistes européens du XXe siècle, à savoir Jean Dubuffet, principal représentant de l’Art Brut, et l’écrivain belge Marcel Moreau, de trente ans son cadet.
On ne peut que se réjouir de la publication d’une correspondance entre deux artistes ; que ceux-ci soient peintres ou écrivains, nous sommes toujours touchés – au moins troublés –, et parfois même bouleversés, d’être autorisés à rentrer dans l’univers-pensée d’un artiste. Véritable plongée dans l’intime d’individus souvent hors normes, les lettres échangées deviennent alors le vecteur d’une vision singulière de l’art : derrière l’œuvre, littéraire ou plastique, l’artiste échange, discute des modes de création et de réception. De par la vision que ces deux artistes donnent de leur domaine de création (la peinture – ou plutôt les arts plastiques, et l’écriture), ils explorent et confrontent leurs techniques respectives, et échangent visées autant que visions : à travers leurs lettres, il devient clair que l’entremêlement des mots du quotidien et du commentaire du geste artistique modifie, éclaire et réinvente le rapport du lecteur à l’artiste et à ses œuvres.
C’est par le trou d’une serrure (ou plutôt, par la lecture de l’ouvrage…) que nous assistons à la relation fusionnelle qui naît entre ces deux hommes, dont la différence d’âge (une génération !) passe très vite à la trappe pour laisser voir l’essentiel : deux artistes, mus par une démarche semblable, et dont les lettres, souvent courtes, condensent l’essence de leur art respectif. L’un est peintre, sculpteur, plasticien – Jean Dubuffet, l’autre écrivain – Marcel Moreau.
Leur rencontre est le fruit d’un heureux hasard (ou de l’un des nombreux tours de passe-passe du destin ?) : Marcel Moreau, écrivain, rencontre Jean Dubuffet grâce à l’un de ses lecteurs. Tout au long des années 1970, et dépassant quelque peu les années 1980 – la correspondance s’éteint avec la mort de Jean Dubuffet en 1985, ils échangeront au total une soixantaine de lettres.
Une relation flamboyante et stimulante
L’ouvrage recense la relation flamboyante entre deux artistes qui ne se perdent pas dans une hypocrisie ou des compliments fallacieux ou intéressés, mais au contraire s’attachent à faire vibrer l’un après l’autre, l’un avec l’autre, une certaine conception de l’art, toujours en mouvement, dont ils tentent de restituer la beauté autant que la violence.
La lettre devient le lieu de l’émulation ; tous deux à la marge d’une culture normée, encadrée par la société et ses institutions, leurs créations singulières sont par essence un lieu de liberté. Liberté qui s’accompagne d’un travail incessant de recherche, de remise en cause : pour ces deux-là, rien n’est acquis, et l’évolution de leur création est au centre de leurs écrits. Auteur d’un essai intitulé Asphyxiante culture, Jean Dubuffet ne veut pas céder aux douces sirènes d’un art codé, institutionnalisé. Au contraire, il revendique un art jubilatoire, instinctif, qui ne se laisserait pas prendre au jeu de la sacro-sainte initiation.
Auteur d’un essai intitulé Asphyxiante culture, Jean Dubuffet ne veut pas céder aux douces sirènes d’un art institutionnalisé
Nathalie Jungerman, spécialiste du patrimoine épistolaire qu’elle s’emploie à faire découvrir à travers le site de la Fondation La poste et Florilettres, signe une belle préface, iridescente, qui rend compte de la relation quasi chimique, poignante entre les deux hommes, qui trouvent dans les mots de l’autre un respect absolu, une écoute, un refuge, loin des yeux critiques et parfois inquisiteurs d’autrui. La solitude de l’artiste est ainsi contrebalancée dans le temps de la lettre : la présence de l’autre par les mots permet de nouer le dialogue entre les deux personnages.
Des lettres hommages
La lettre est toujours hommage à l’art de l’autre, comme cet extrait en témoigne : « Votre œuvre est comme un cerveau visible, jeté fumant dans l’espace. Devant vos toiles, vos sculptures, j’ai l’impression de voir gonfler, éclater, se multiplier à l’infini ses circonvolutions, saisies par la couleur, sectionnées soudain, rétablies plus loin dans leur tumescence » (Marcel Moreau à Jean Dubuffet, 1971). Écriture et peinture s’entremêlent : « voilà des siècles (des siècles elliptiques) que mes mots bégaient “peinture”, “peinture”. Je pense cette fois que c’est la vôtre qu’ils voulaient dire » (Marcel Moreau à Jean Dubuffet, 1969). La correspondance entre Jean Dubuffet et Marcel Moreau se teinte également dès le départ d’une relation fusionnelle. À travers le langage, les deux artistes ne cesseront de se re-connaître : « Quelque chose comme le signe que nos deux natures sont demeurées telles qu’elles se sont connues, re-connues : complices devant l’imbécillité générale, amies par-delà les solitudes » (Marcel Moreau à Jean Dubuffet, 1974). Car enfin, la lettre est également le lieu de la reconnaissance, mais aussi de la mise en mots de la création ; si Jean Dubuffet se montre moins loquace que Marcel Moreau dont les lettres débordent toujours de poésie et d’inventivité, la joie de se sentir compris est toujours perceptible chez les deux artistes : « Et vous me donnez grande joie en m’écrivant que vous voyez à mes peintures la voie de l’incandescence blanche et muette de la folie car vous définissez là avec une parfaite clairvoyance […] le lieu que je vise à constituer » (Jean Dubuffet à Marcel Moreau, 1974), ou « Vos extraordinaires trouvailles de formulation agissent comme des lance-fusées » (Jean Dubuffet à Marcel Moreau, 1975).
La lettre est le lieu de la reconnaissance, mais aussi de la mise en mots de la création
« Art Brut », l’expression naît pendant l’année 1945, de la bouche (puis du stylo) de Jean Dubuffet lui-même. Tirant son originalité de sa spontanéité, se voulant en dehors de toute démarche de légitimation, la démarche reste convulsive. Enrichi de notes précises, l’ouvrage est une manière vivante et originale de pénétrer dans les coulisses de l’Art Brut ainsi que de découvrir la relation fraternelle qui s’est déployée entre Jean Dubuffet et Marcel Moreau.
- Jean Dubuffet & Marcel Moreau, De l’Art brut aux Beaux-arts convulsifs, préface de Nathalie Jungerman, L’Atelier Contemporain, 96 pages, 20 euros, 2014