Giacomo Casanova, Anton Raphael Mengs, 1760
Giacomo Casanova, Anton Raphael Mengs, 1760

Alors que les volumes II et III d’Histoire de ma vie de Giacomo Casanova paraissent ce mois-ci en La Pléiade, le critique et poète Jean Paul Gavard Perret revient pour nous sur la vie et l’oeuvre, si longtemps malmenées, de cet anti Don-Juan, obscur seigneur et grand homme. 

Mai 2015
Mai 2015

Casanova a créé avec son « Histoire » un journal de bord  qui n’asservit pas le lecteur à son existence. Il fait plus :  l’obliger à devenir son complice en lui suggérant, sous la trame traditionnelle, des perspectives érotiques, sociales, politiques et ésotériques dans une faconde et maîtrise ironiques. Casanova ne cherche pas à  justifier ses incohérences mais à les englober dans une narration en soutenant que la vie des autres comme la sienne – telle qu’elle nous apparaît dans la réalité du livre –  est déjà non seulement de la photographie mais du cinéma. Le lecteur en appréhende l’action par plans-séquences, par recoupements élastiques. C’est une perfection stylistique. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie. Quand il raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il a l’intention de faire il reste un grand seigneur et un des plus grands prosateurs de l’histoire de la littérature francophone.

Borges avant l’heure

Le passage de l’hier à l’aujourd’hui pour son livre a connu bien des coups d’épingle de l’oubli. Mais désormais la cause est entendue. La Pléiade a bien fait les choses pour cette première édition exhaustive mâtinée d’un album intelligent et riche. Les personnages même les plus spasmodiques y trouvent de la cohérence. L’iconographie complète une littérature de présomptions, d’hypothèses et d’inventions. Eminemment borgésien avant la lettre Casanova s’est bâti et a défini sa quête d’une vérité fondée sur un rejet radical de ce qui était généralement établi  en matière d’art et de morale. D’où la force d’une œuvre-quête reconsidérée à la lumière de l’absence et réorientée en conséquence vers Venise et ses canaux métaphysiques. Au besoin le « méchant homme » pouvait y plonger  comme l’hirondelle nage en l’air, tournant fascinée autour des cloches de Saint Marc. Tel l’oiseau migrateur le vénitien cultiva des envolées lyriquement caustiques. Le théâtre de l’intimité n’est plus comme chez Sade celui de la cruauté du pouvoir mis en évidence par le plaisir et l’outrage accompli et répété sur des corps innocents. L’intimité est soudain tournée vers le dehors dans ce théâtre de la jouissance et du plaisir partagé. Casanova a donc su décrire mieux qu’un autre les désirs, leurs méandres. Il a su les regarder les siens d’en haut comme il a su regarder d’en bas ceux de ses comparses. Un absolu régal.

L’intimité est soudain tournée vers le dehors dans ce théâtre de la jouissance et du plaisir partagé

 A l’inverse de Don Juan Casanova n’est pas un « grand seigneur méchant homme » mais un obscur seigneur et diable d’homme tout en grandeur cachée. A la recherche perpétuelle sinon de revenus du moins d’argent il alla jusqu’à l’escroquerie. Mais, toujours respectueux de ses conquêtes féminines, il laissa dernière lui ce qu’il n’avait même pas imaginé : l’idée qu’il avait été et resterait comme un des grands écrivains français du XVIIIème siècle. Il mourut d’ailleurs presque en même temps que ce siècle (1798). Avant de partir il a su œuvrer dans une perspective que lui même a émis dans son livre :”Pour mettre la raison sur la voie de la vérité, il faut commencer par la tromper : les ténèbres ont nécessairement précédé la lumière“.
  • Histoire de ma vie, Casanova, 3 tomes,  La Pléiade, 2015 et  Album Pléiade Casanova, Michel Delon, La Pléiade, 2015