À l’occasion de la récente parution de l’inédit Huit quartiers de roture aux éditions du Dilettante, nous vous proposons de découvrir, de rédécouvrir, la vie et l’oeuvre d’un écrivain malheureusement si peu passé à la postérité : peut-on encore lire Henri Calet ?
« À qui donc laisser une œuvre en gage dans un univers à ce point dupe de sa barbarie qu’il ne semble avoir d’autre fin que sa totale destruction ? » Raymond Guérin.
Tantôt la marche, tantôt la bourlingue…
Raymond Théodore Barthelmess naquit le 3 mars 1904, rue d’Assas, après un bref séjour en prison, dans le ventre de sa mère – Anne Barthelmess, née Clauss, incarcérée pour avoir pris un train au départ de Bruxelles vers Paris sans billet. Mais Raymond, fruit de l’amour, né Barthelmess, du nom de son père putatif, était en réalité le fils de Raymond Feuillaubois, dit Théo, un anarchiste parisien qu’Anne avait rencontré un jour d’errance à Bruxelles, à la terrasse d’un café, et avec qui elle s’était unie passionnément dans une chambre d’hôtel, lasse de son époux qu’elle quittât aussitôt pour le romanesque Théo. C’était alors l’essor d’une vie tumultueuse, qui augurerait celle de leur enfant, puisqu’Anne s’embrasait pour un drôle de personnage qui la quitterait quelques années plus tard pour sa sœur Ida, fuyant l’appel des conscrits de 14 pour les Pays-Bas, puis revenant au lendemain de la guerre, auprès d’elle et de son fils. Aussi, l’enfance heureuse de Raymond dans les quartiers nord de Paris, à Belleville, la Villette, les Ternes, était-elle déjà lointaine quand Théo reparut ; Raymond avait grandi, ne s’écriait plus comme autrefois, debout sur les guéridons des cafés : « Vive l’Anarchie ! » au régal de son père et des buveurs ; il était distant, solitaire, en marge. Car il y avait eu entre temps une maladie des os, un séjour à Berck-Plage, une vie triste, amère en Belgique, sous occupation allemande, dont témoignerait, en 1935, La Belle lurette,aux côtés de sa mère qui l’éleva seule. La complicité brisée avec le père, les années 1920 seraient ainsi celles des petits métiers, Raymond se faisant tour à tour petit clerc d’huissier, représentant d’une marque de savon à barbe, aide-chimiste, assistant-potard dans une pharmacie, secrétaire, liant des aventures ici ou là avec la gent féminine, quand il ne jouait pas aux courses hippiques auxquelles son père l’avait initié durant sa petite enfance.
Enfin, en 1925, Raymond devint aide-comptable pour la compagnie Électro-Câble chez qui il resta cinq ans, en dépit d’un court service militaire en 1928, année de sa rencontre avec la cantatrice russe Sima qui l’accompagna, de près ou de loin, jusqu’en 1932. Durant cette période, le futur Henri Calet eut la folie des grandeurs ; il dépensait sans compter, s’endettait, jouait, commençait à falsifier des documents de l’entreprise pour obtenir de l’argent illicitement (fausses écritures, transferts d’argent, etc.), jusqu’au jour où il déroba 250. 000 francs dans le coffre-fort d’Électro-Câble pour renflouer ses caisses. Il fallut alors fuir la police, se cacher, ne pas avouer. Raymond embarqua donc Sima à Liège, la quitta, rejoignit l’Angleterre puis l’Argentine, via le Brésil et l’Uruguay à bord d’un navire, et arrivait à Montevideo en octobre 1930. Ce fut ainsi le début de l’exil, de la clandestinité, de l’isolement. Raymond Barthelmess devenait Henri Calet, du nom d’un commerçant nicaraguayen né à Léon le 13 mars 1903, de père hollandais et de mère belge.
Son oeuvre révèle la fragilité d’un monde en chute, où régnait en dépit des espoirs politiques de certains, l’aveuglement
Loin de Paris, commençait, dans les paysages lascifs, une vie d’expatrié occupée à la dilapidation, aux aventures évanescentes et à la drogue. Henri, prodiguant son argent à toutes et à tous avec largesse, investit une part de son vol dans une affaire de librairie calamiteuse, et s’adonna, aux côtés de son nouvel ami Luis-Eduardo Pombo, à la cocaïne, avec frénésie, dans les vapeurs de l’alcool et les volutes de tabac avalées dans les clubs et les dancings. La dépendance à la drogue faisant, Calet tomba en dépression, songea au suicide, tenta de se tuer, sauvé à temps par Pombo. Enfin, las de la vacuité de sa vie, Calet voulut s’en retourner sur le Vieux Continent pour ne pas crever comme un chien, regagnant l’Allemagne, à défaut de la France, où le retrouva Sima. Tous deux vécurent dans la misère, assistant au chômage de masse, au désœuvrement allemand, à la montée du nazisme, avant de se séparer définitivement. Calet regagna alors Paris en juillet 1932, emménageant dans le quatorzième arrondissement qu’il ne quitterait plus, et composa sa première nouvelle, Vie familiale, suivie quelques mois plus tard d’un premier roman, La Belle lurette, avant d’entamer sa liaison avec Marthe Klein qui l’épouserait en 1940 et qui le soutiendrait jusqu’en 1950. Ce premier roman valut à Calet la reconnaissance de Jean Paulhan, André Gide, Marc Bernard, Max Jacob et Eugène Dabit. Mais malgré des débuts prometteurs, la vie de l’écrivain demeurait difficile ; il souffrait toujours de problèmes d’argent, vivait toujours reclus, en dépit de sa collaboration à Radio 37, pour le « Quart d’heure de la NRF », à cause de sa condamnation. Il publia cependant de 1935 à 1939 Le Mérinos, Fièvre des polders, rédigeant quelques nouvelles publiées après guerre sous le titre America et Trente à quarante aux éditions de Minuit.
Loin de Paris, commençait, dans les paysages lascifs, une vie d’expatrié occupée à la dilapidation, aux aventures évanescentes et à la drogue.
Enfin, la guerre arriva le 3 septembre 1939 et Calet, apte au combat, fut enrôlé dans l’armée l’année suivante, puis fait prisonnier par les allemands à Coulanges-sur-Yonne, dans un camp (dont il tira la matière du Bouquet), d’où il parvint à s’évader, rejoignant en janvier 1941, la ville de Bazet où Marthe le retrouva, s’installant ensuite avec les siens à Andancette, après Cadéac-les-Bains, où il exerça l’ennuyeuse profession de statisticien pour la Compagnie Générale de l’Électro-céramique, décidant de ne plus rien publier tant que les nazis occuperaient la France, sans pour autant cesser d’écrire (notamment sur des faits d’armes de la résistance française, réunis dans Contre l’oubli et Une stèle pour la céramique).
Ce ne fut qu’au sortir de la guerre que Calet renoua véritablement avec la littérature, collaborant à de nombreux journaux issus de la résistance française, tels que Combat, Terre des Hommes, dans les pages desquels il livrait au public l’histoire de l’immédiat après-guerre à travers des chroniques, des articles d’une originalité et d’une acuité criantes, dont témoignaient déjà ses premières œuvres et son émouvant reportage Les Murs de Fresnes. Il publiait ainsi les livres de sa maturité, à mi-chemin de l’autobiographie, de la confession et du roman avec Le Tout sur le tout, Monsieur Paul, Un grand voyage, Les grandes largeurs, sempiternellement éreinté par le manque d’argent que lui valut l’entretien de sa double vie, avec la naissance de son fils Paul, né de sa relation avec Antoinette Nordmann, ainsi que des enquêtes : Le croquant indiscret, Les deux bouts, et des récits de voyage d’un humour savoureux : Rêver à la Suisse, L’Italie à la paresseuse, s’éteignant à Vence, le 14 juillet 1956, d’une crise cardiaque, alors qu’il préparait son dernier roman Peau d’ours, auprès de sa dernière compagne Christiane Martin du Gard.
La tragédie de l’impuissance
Mais derrière ce joueur invétéré, cet homme à femmes, ce bourlingueur au long cours, se cache en vérité une œuvre polymorphe, dont un ensemble romanesque aux thématiques voisines, narrant la tragédie de l’homme moderne durant l’entre-deux guerres : l’impuissance. Cette impuissance, Calet la dépeignit avec brio dans quatre romans : Le Mérinos, Fièvre des polders, Le Bouquet et Un grand voyage.
Dans ces œuvres, d’une noirceur incontestable, dont le sourd désespoir fait souvent écho au Voyage au bout de la nuit de Céline, Calet rendit compte, tantôt ironique, tantôt tendre et nostalgique, du sentiment de dépossession que souffrit sa génération, diagnostiquant, à travers les destinées du chômeur Joseph Cagnieux (Le Mérinos), d’une famille belge d’avant 1914 (Fièvre des polders), du soldat-prisonnier Adrien Gaydamour (Le Bouquet), puis de Germain Vaugrigneuse (Un grand voyage), la fragmentation des valeurs, le sentiment de l’inane et du vain, érigeant une littérature du désenchantement mettant à nu les rouages de la modernité et les écueils de l’homo economicus. Il révélait alors, dans une peinture pittoresque, tragique et pathétique, sans jamais toutefois sombrer dans le misérabilisme, la fragilité d’un monde en chute, où régnait en dépit des espoirs politiques de certains, l’aveuglement qu’engendrait une bien attractive pulsion de mort… Calet, entrevoyant avec lucidité la barbarie souveraine d’une société s’enivrant de sang, de vide et d’abîmes :
” On était de la même famille, de ceux que l’on rassemble tous les vingt ans sur les champs de bataille pour d’étranges moissons. Citoyens honnêtes, sérieux, ponctuels, toujours prêts à acquitter leurs impôts directs ou indirects, rubis sur l’ongle, sans barguigner, et, quand il faut, au premier appel, l’impôt du sang, couleur de rubis. Toujours présents pour payer le prix des conflagrations et conflits. Pour qui il faudrait construire des arcs de triomphe à n’en plus finir. Pour qui, pour quoi avions-nous pâti, lui et moi ? Lui, qui représentait deux millions de morts et moi deux millions d’humiliés – sans remonter plus haut dans notre histoire. Pour la France. Mais, pourquoi nous voulait-elle tant de mal à nous ?”
Ainsi, au fil des lectures, on assiste à la trajectoire d’anti-héros en proie à l’errance, qui s’efforcent, envers et contre tout, de lutter contre l’appel du néant, en cherchant dans le maintien de leur dignité, l’entrecuisse des femmes, l’alcool, la rêverie et le souvenir, un sursis susceptible de laisser printaner à nouveau l’ardeur, l’entrain. Et sans doute est-ce là tout le bonheur que peuvent s’offrir ces âmes déclassées, sans voix, happées par l’absurdité des événements : songer, puisque comme le dit le narrateur du Mérinos dans une formule laconique confessant sa nausée : « On vit en retard dans le présent précaire sur le tas des souvenirs faits d’un présent amer, ou sans saveur, et qui ne devient bon qu’en vieillissant sous la forme de souvenir. »
La fabrique du quotidien
En parallèle à cette partie romanesque, somme toute encore assez distanciée de l’autobiographie, malgré les récits du Bouquet et d’Un grand voyage, faits de son passé, Henri Calet élaborerait et créerait un récit d’un nouveau genre qu’il qualifierait d’« hybride », avec la parution du Tout sur le tout, de Monsieur Paul et des Grandes largeurs, ouvrages à mi-chemin des mémoires, de la chronique et du roman.
Mais l’esprit d’antan demeurait, quoique désormais apaisé, car si l’on sentait toujours poindre l’éternel pessimisme de l’écrivain, la mélancolie y était plus douce, moins âpre que dans les œuvres précédentes, la rage comme passée, en dépit de la dureté et de la violence de Monsieur Paul, considéré à juste titre comme son chef-d’œuvre (tant le propos y est poignant, absolu de franchise et la peinture vérace). Enfin, Calet déployait un nouveau fil conducteur, celui de son amour pour Paris, qui devenait le personnage central de ses écrits, et qu’il ne cesserait plus de célébrer et de peindre jusque la fin de sa vie. Il en ferait alors la matrice de ses songes, de ses réflexions, de sa poésie boulevardière, s’effaçant totalement, pour ne plus laisser parler que la foule, les petites gens, les rues, les façades et les avenues. Calet, fidèle à son premier instinct, poursuivait ainsi un travail entrepris dès le début de son œuvre, ne parler de soi que pour mieux laisser résonner le mot et la parole d’autrui, donnant ses lettres de noblesse, dans la veine de Léon-Paul Fargue, à ce qu’on nomme, peut-être à tort, la littérature arrondissementière.
Calet fait de Paris la matrice de ses songes, de ses réflexions et de sa poésie boulevardière
Dans une prose dépouillée, sobre, émotive et ciselée, élégamment parsemée d’imparfaits du subjonctif, Henri Calet se replongeait donc dans les drames du quotidien, dans son enfance et les bouleversements opérés par le progrès technique, chantant, plein de nostalgie, un Paris disparu où les calèches fuyaient sur les pavés, emportées par de beaux canassons. Il témoignait ainsi, à l’heure d’un enthousiasme effréné, d’une méfiance pour l’idolâtrie progressiste vieille de plusieurs décennies, l’odeur des charniers encore présente à l’esprit, nourrissant un rapport mêlé de passion et d’effroi pour ces carcasses de fer et d’acier qui remplaçaient les fiacres ; interrogeant le progrès d’un œil incertain, persuadé d’assister à la mise en bière d’un monde que plus rien ne pourrait ressusciter ; l’immortalisant alors, à défaut de le conserver, au travers de portraits sublimes, Mme Plumetis dans Monsieur Paul, ses parents dans Le tout sur le tout, et au travers de tableaux inoubliables nous rappelant à la mémoire le Paris d’Eugène Dabit.
Le mémorialiste des humbles
Si l’œuvre de Calet peut aujourd’hui trouver grâce aux yeux du lecteur, c’est sans aucun doute dans ce questionnement perpétuel, ce refus de toute orthodoxie politique et philosophique, qui préfère s’efforcer à la compréhension de l’homme plutôt qu’à son jugement, dans une écoute attentive, patiente, parfois déçue et révoltée. C’est donc, dans la plus noble des traditions littéraires françaises que Calet creusa son sillon, celui des mémoires. Mais il n’écrivit pas, comme tant d’autres, ses mémoires, ou tout du moins, pas seulement, il se fit au contraire le dépositaire d’une mémoire collective : celle des humbles, des petits, loin de croire à l’homme providentiel, laissant l’humour, la légèreté, l’autodérision et la démystification affleurer pour dire avec justesse ce qui fut, ainsi qu’il le souligna dans Monsieur Paul :
” Je ne me risquerais pas à écrire la chronique de ce demi-siècle que j’ai presque entièrement parcouru, tout au plus pourrais-je inscrire, en marge, quelques réminiscences personnelles, de simples aperçus, les bas-côtés de l’Histoire, et non point une large perspective, des broutilles… Je n’ai pris une part notable à aucun épisode insigne, je n’ai pas frayé avec de grands personnages. Ce sera de l’histoire à courte vue, de seconde main, de la sous-Histoire…”
Et pourtant, c’est sans doute cette « sous-Histoire » qui recèle le plus de vérité et qui témoigne le plus sincèrement de la première moitié du vingtième-siècle contre l’oubli. Cet oubli, dont fut ironiquement obombrée son œuvre, peu de temps après sa mort, malgré les mises en garde martelant l’importance du passé, de la mémoire, à l’heure où venaient déjà les premiers symptômes de l’amnésie que susciterait la société naissante des loisirs et du spectacle.
Or cette leçon que nous laissait le Henri Calet mémorialiste, le Henri Calet journaliste et reporter, (consulter à cet égard Les Murs de Fresnes et le fameux Contre l’oubli – recueil d’articles parus dans Combat et Terre des hommes),n’était qu’une autre manière de dire : souvenez-vous du temps jadis quand il le faudra conter, ayant comme anticipé la rapine de l’histoire par les opportunistes. Car il n’est d’homme, en effet, que de mémoire.