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Chambord, © Emmanuel Ruben

Écrivain embarqué, Emmanuel Ruben est habité par des questions aussi bien poétiques que politiques.  Voyageur infatigable, il met à disposition sa formation de géographe pour écrire ses romans. Il vient de publier simultanément Jérusalem Terrestre, son journal de “débord” en ville sainte, et Dans les ruines de la carte,  un essai sur les liens entre peinture, littérature et géographie. Après avoir été séduit par La lignes des glaces et Icecolor, il fallait le rencontrer.  

Zone Critique : Comment as-tu commencé à écrire ? Y a-t-il eu un événement fondateur ayant déclenché la pratique de l’écriture ?

Emmanuel Ruben : J’ai parfois le souvenir d’avoir toujours écrit. Pourtant, si je dois réfléchir à une date, je crois que tout commence le 9 novembre 1989, le soir de la chute du mur de Berlin. J’avais neuf ans. En regardant les images à la télévision, j’ai eu pour la première fois l’impression d’assister à un événement. Je suis monté dans ma chambre et je me suis attelé à la conception d’un pays imaginaire qui a été la matrice, pour moi, de toutes les formes d’écriture. Ce n’était pas un roman mais plutôt une sorte de bande-dessinée, d’écriture hybride qui passait par les cartes et les images. J’ai ensuite repris cette bande-dessinée lorsque des chutes de neige très importantes m’ont confiné dans ma chambre, sans électricité, à la lueur des bougies. Ce sentiment d’enfermement associé à un événement historique a été à l’origine de ce premier geste d’écriture : j’ai eu besoin d’inventer un pays pour pouvoir raconter une histoire.

Zone Critique : Jérusalem Terrestre se présente comme un « carnet de déroute». Peux-tu nous présenter la genèse de ce projet et la manière dont celui-ci a pris le pas sur l’écriture de ton roman ? As-tu l’habitude de tenir des journaux de bord pour préparer tes romans ?

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Inculte, octobre 2015

Emmanuel Ruben  : Même si au début j’écrivais sans plan préconçu, j’ai pris l’habitude, avec le temps, de tenir un carnet pour préparer l’écriture d’un roman. Ces travaux préparatoires se présentent sous la forme de fiches (rédigées à la main) puis de fichiers (informatiques) où tout est jeté pêle-mêle, les phrases à l’emporte-pièce, les rêves, les réflexions personnelles, les citations puisées ici où là, les linéaments de l’intrigue, les descriptions des personnages, etc. Le roman y puise et y rejette ce qui ne colle pas, selon un principe de vases communicants.

Ce journal de débord m’a permis de presser l’éponge, j’y ai mis tout ce qui risquait d’alourdir le roman, je me suis autorisé à coller des petits bouts de vécu, des fragments de discours, des cartes, de la documentation tandis que la fiction ne voulait frayer que dans des parages imaginaires.

Jérusalem Terrestre, ce serait un de ces carnets qui, peu à peu aurait pris son autonomie. Si j’ai appelé ce livre un « carnet de déroute » ou un « journal de débord », c’est parce que je me suis senti très vite dérouté, débordé par plusieurs choses. J’étais parti à Jérusalem pour écrire un roman qui me trottait en tête depuis longtemps et j’avais besoin de me confronter à la réalité du lieu. Dès mon arrivée au couvent des Dominicains, je me suis senti inculte face à ces frères avec lesquels j’ai passé mon temps. Ils ont partagé avec moi leurs travaux de recherches, notamment en archéologie. Ce ne sont pas des moines ordinaires mais des chercheurs qui n’enseignent pas – ou très peu – et qui sont libérés de la plupart des contraintes matérielles : ils sont nourris, logés, blanchis, le rêve, quoi ! Ce couvent est situé au cœur de la ville, à deux pas de la porte de Damas. Cet emplacement permettait de prendre la mesure du processus de réappropriation du territoire entrepris par les Israéliens. De ma fenêtre, je pouvais entendre les bruits de bulldozers qui détruisaient la chaussée. On sent une présence israélienne de plus en plus forte dans ce quartier. Le matin, au petit-déjeuner, dans le réfectoire du couvent, je lisais les grands quotidiens israéliens dans leur version anglaise ; à midi et le soir, j’écoutais les frères, entretemps, il y avait Internet et les excursions ici ou là. Ce flux d’informations permanent, cette immersion dans la réalité rugueuse de la ville m’empêchait de me concentrer sur le roman.

J’étais là pour voir les choses de mes propres yeux. Dégagé de mes obligations d’enseignant – même si j’animais des ateliers d’écriture au lycée français et au centre culturel – j’étais complètement disponible pour m’immerger dans un territoire donné. Résultat : le roman ne s’écrivait pas, ou du moins il s’écrivait en marge du carnet ; les rôles étaient inversés. Ce journal de débord m’a permis de presser l’éponge, j’y ai mis tout ce qui risquait d’alourdir le roman, je me suis autorisé à coller des petits bouts de vécu, des fragments de discours, des cartes, de la documentation tandis que la fiction ne voulait frayer que dans des parages imaginaires. Depuis Jérusalem, j’ai publié ces réflexions à chaud sur mon blog, L’araignée givrée, pour les partager. Puis Marie de Quatrebarbes m’a proposé de les publier sur le site de Remue.net. Enfin, je les ai envoyées à Alexandre Civico, éditeur chez Inculte, et nous avons veillé à construire ensemble un vrai livre dans lequel nous avons intégré des cartes que j’ai réalisées moi-même et pour lesquelles j’ai dû inventer un système de hachures afin de respecter la contrainte du noir et blanc.

Zone Critique : Tu refuses l’appellation « récit de voyage », pourquoi ? Dans quel horizon littéraire inscris-tu ton carnet de déroute ?

Je n’aime pas trop la posture des écrivains voyageurs parce que j’y trouve une sorte de naïveté dans leur rapport au réel, comme si celui-ci se déployait devant eux au moment de l’écriture.

Emmanuel Ruben : Pour moi, ce n’est pas un récit de voyage dans la mesure où je ne me suis jamais considéré en voyage à Jérusalem. J’étais parti pour écrire un roman et procéder au repérage des lieux, comme un réalisateur. Je ne m’inscrivais pas du tout dans la lignée de Chateaubriand et de son Itinéraire de Paris à Jérusalem puisque je n’avais pas d’itinéraire. J’évitais à dessein les lieux touristiques, et la dimension religieuse ne m’intéressait pas quand je me suis rendu en « Terre Sainte » c’est d’ailleurs pour cela que nous avons intitulé le livre Jérusalem Terrestre. Je crois aussi que cet essai s’échappe du récit de voyage parce qu’il y a un discours politique : je ne me contente pas de lire des paysages mais je m’attache aussi à décrypter des cartes et toutes sortes de textes et d’images. Bien souvent, il y a une mythologie de l’écrivain voyageur qui part le carnet sous le bras dans le but de rapporter ses impressions, ce n’est pas mon cas. Je n’aime pas trop la posture des écrivains voyageurs parce que j’y trouve une sorte de naïveté dans leur rapport au réel, comme si celui-ci se déployait devant eux au moment de l’écriture. C’est une vieille affaire, et je ne suis pas le premier à dénoncer cette rhétorique un peu niaise. Dans son Traité du style, Aragon écrit : « Aujourd’hui que la terre est quadrillée, bichonnée, macadamisée, il y a encore des mecs à la mie de pain qui parlent avec un sérieux vraiment papal d’être partis ». Cela dit, je reste un lecteur des grands écrivains voyageurs qui sont avant tout, pour moi, des écrivains, comme Cendrars ou Bouvier.

ZC : Qu’est devenu ce projet de roman évoqué dans Jérusalem Terrestre ? Peut-on dire que la tenue de ce journal a été salutaire pour l’écriture du roman ?

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Emmanuel Ruben : Ce roman, j’ai commencé à l’écrire pour de bon lorsque je suis revenu en France. Voici la question que je me pose à chaque fois que je parle d’un lieu : en tant qu’écrivain européen de langue française, qu’est-ce que j’ai à dire de nouveau sur X (le Proche-Orient) ou Y (les pays baltes dans La ligne des glaces) ? Je n’écris rien d’exotique. Pour me mettre au travail, il faut que j’aie quelque chose à dire sur l’Europe (qui est qu’on le veuille ou non, notre territoire) et dans la langue que je fabrique à l’intérieur de la langue française (qui est qu’on le veuille ou non, notre langue). Comme je ne trouvais pas la réponse à la question, j’ai laissé reposer le texte plusieurs mois. Je crois que l’écriture de Jérusalem Terrestre a été cathartique dans la mesure où j’ai réussi à me délester d’un trop plein d’information. Ce livre va prendre place dans un lieu incertain, à mi-chemin entre Jérusalem et l’Europe. Ici, je dois travailler à déterritorialiser le roman palestinien et à le reterritorialiser dans une problématique française ou européenne. Tout ce que j’ai mis dans Jérusalem Terrestre, c’était pour le tenir à distance, pour que le roman s’accommode des lieux imaginaires qui naissent de cette migration, de cette superposition ville/campagne, Europe/Moyen-Orient, Palestine/Serbie (où je vis depuis février 2015), Jérusalem/Chambord (où je suis en résidence en ce moment). Évidemment on devinera Jérusalem, évidemment on devinera la Palestine, évidemment on devinera Israël mais ce n’est pas mon problème.
Le fait pour un écrivain, de refuser de nommer un lieu, c’est refuser de l’invoquer et donc de le décrire, ou d’en parler. Le nom de lieu suffit à l’exotisme facile de l’écrivain-voyageur. Mais dès qu’on le remplace par un autre nom de lieu, dès que j’écris Tiranis à la place d’Isratine (composé d’Israël et de Palestine), j’invoque un imaginaire, je déplace le lieu, je me l’approprie et le renvoie changé au lecteur. Je n’écris pas de romans politiques ou de romans à clés. À la rigueur, j’écris des romans géopolitiques, mais dans le sens abstrait. Ce qui m’intéresse, dans la géopolitique, c’est une configuration spatio-temporelle. Dans La ligne des glaces, la configuration frontalière, nordique et maritime (péninsulaire ou archipélagique). Dans le Mur oriental (tire provisoire du roman), ce qui m’intéresse c’est le mur. La situation qu’il crée, la coupure dans le paysage, entre les personnages, qu’on se situe en Israël/Palestine ou en Hongrie/Serbie, ou aux USA/Mexique. Le roman ne vise alors qu’à percer une brèche. C’est un travail d’artificier. Voir ce qui se produit dans les interstices et les intervalles. Tous les personnages, toutes les voix narratives du livre se situeront dans un entre-deux, entre deux pays, entre deux langues, entre deux temps puisque le livre se déroulera au milieu du XXIe s. mais se réfèrera à un drame qui s’est produit dans le premier quart du XXIe s.
Entre 2001 et 2025, c’est là que se joue le sort du siècle et que meurent les enfants, les innocents comme Walid, dont la mort mystérieuse sera le sujet du livre. Verdun & Waterloo, Marignan, le 11 septembre, l’assassinat d’Henri IV et la mort de Louis XIV, tous ces événements se sont produits dans des premiers quarts de siècle. Les débuts de siècles sont toujours féconds. Quelque chose de nouveau s’invente. Qui peut être effroyable. Dans les fins de siècles, il peut y avoir des délivrances, ou du moins des espoirs de délivrance, 1789 & 1989, mais aussi Sedan et la fin du Second Empire, 1968 et la Commune. Ce sont peut-être de pures coïncidences. Mais les crues centennales de nos fleuves et de nos rivières sont des réalités naturelles ; les secousses et les tremblements de siècles sont des réalités humaines, car il y a, au fond, une périodicité, le siècle étant la durée de vie d’un espace-temps à taille humaine.

Zone Critique : Tu avances souvent la thèse selon laquelle des liens étroits existent entre géographie et histoire. Quels sont-ils ? Jérusalem est-elle un bon exemple pour illustrer les interactions qu’entretiennent ces deux disciplines ?

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Emmanuel Ruben : J’ai toujours été sensible à l’idée du continuum histoire-géographie dont parlait Julien Gracq. Les deux disciplines fonctionnent ensemble. On ne peut pas décrire les lieux en faisant abstraction de l’histoire. On ne peut pas comprendre l’espace de Chambord sans faire appel à son histoire. Mon prochain roman, Taraconta (à paraître en septembre 2016 chez Rivages), sera le versant historique de La Ligne des glaces, qui est un roman très géographique. Les lieux gardent toujours quelque chose de ce qui a eu lieu. La notion de continuum est essentielle pour appréhender ces disciplines. Lorsque je me suis rendu à Odessa, en 2006, pour l’écriture de mon premier roman (Halte à Yalta) j’ai découvert des paysages urbains magnifiques creusés par une absence effrayante : celle de 80% d’une population, juive, exterminée durant la Seconde Guerre mondiale. Cette absence, 60 ans après la guerre, était encore sensible. Toutes proportions gardées, en Israël, on ressent le vide laissé par ceux qui sont partis en 1948 : plus de 800 000 Palestiniens qui ont fui ou ont été chassés de leurs villages natals.

Le rôle de l’historien-géographe est de déchiffrer la ville en tant que palimpseste. Aussi, j’ai essayé de comprendre et de lire les différentes strates des murs de Jérusalem.

Le rôle de l’historien-géographe est de déchiffrer la ville en tant que palimpseste. Aussi, j’ai essayé de comprendre et de lire les différentes strates des murs de Jérusalem. Ces couches s’accumulent, se bouleversent et se chevauchent, comme si les évènements étaient des avalanches ou des séismes. Une strate plus ancienne peut être mise en lumière par un événement plus récent. Le patrimoine rend compte de cette mise en valeur d’un passé plutôt qu’un autre. Si l’on prend l’exemple des graffitis de Chambord, la plupart des gens vont considérer que les graffitis du XVIe s. sont plus importants que ceux de 2010. Toute l’idéologie à l’œuvre en Israël s’appuie sur ce prédicat : tout ce qui est plus ancien a plus de valeur que ce qui est récent. À raisonner ainsi, on sacrifie en permanence le présent. On ne voit pas le temps passer comme on ne voit pas l’herbe pousser. On ne peut pas saisir l’instant et nous ne sommes jamais contemporains de notre propre présent. Même celui qui a fait des études d’histoire-géographie ne peut sortir de cette impasse. Cette situation est à l’origine du sentiment de nostalgie, cette tristesse rêveuse qui nous saisit.

Zone Critique : Tu es géographe de formation mais aussi écrivain. Toi qui t’intéresses aux frontières et aux espaces, sais-tu où finit le géographe et où commence l’écrivain ? La ligne entre les deux est-elle floue ?

Emmanuel Ruben : En tant qu’écrivain, je ne fais pas œuvre scientifique, si tant est qu’un géographe puisse faire œuvre scientifique dans la mesure où la géographie n’est pas soumise à un principe de vérification. Mon désir d’écrire a toujours précédé mon désir d’être géographe. J’ai toujours éprouvé une certaine fascination à l’égard des lieux qui m’entourent. Je suis de ces personnes que les lieux, les climats, les saisons, influencent énormément. Autant que les gens, d’ailleurs. J’aime les écouter, j’aime les laisser partir dans leurs délires. J’ai souvent l’impression d’être dépourvu d’intériorité. De n’être qu’une caisse de résonance. Je suis également animé par un besoin de description, qu’elle soit poétique, romanesque ou picturale. Bien entendu, dans Jérusalem Terrestre, le géographe est revenu à la charge puisque cet espace, j’étais plus à même de le comprendre que le touriste lambda grâce à ma formation. C’est un livre de géographe où la littérature n’entre que par effraction : je ne m’y suis pas posé de questions littéraires. Je me suis posé des questions de structure et d’efficacité mais je n’ai pas cherché une harmonie particulière. Je ne peux plus me débarrasser du géographe – Samuel Vidouble (le narrateur de La ligne des glaces) me colle aux basques et il reviendra, dans d’autres livres.

Zone Critique : Tu t’exprimes par les mots, par le dessin mais aussi par la photographie. Quels liens unissent ces types d’expression ?

3 hommes dans le paysage (Etretat), 50x70 cm, aquarelle au couteau, mine de plomb, encre & craie blanche sur papier @Emmanuel Ruben
3 hommes dans le paysage (Etretat), 50×70 cm, aquarelle au couteau, mine de plomb, encre & craie blanche sur papier ©Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben : Dans Jérusalem Terrestre, j’ai utilisé la photographie, non dans un but esthétique mais plutôt pour baliser mon parcours d’indices, pour jalonner mes impressions de traces et d’empreintes. J’écris rarement à partir d’une photo car j’ai trop confiance dans la mémoire mais au moment de la réécriture du texte, la photographie m’a permis de mettre à l’épreuve mes souvenirs.
« L’idéal serait de vous faire un dessin » : c’est la première phrase de mon premier roman, Halte à Yalta. Chez moi, le dessin anticipe l’écriture, la supplée, ou la remplace. Mais il demeure un idéal. Lors de mon arrivée à Chambord, j’ai commencé à dessiner. Le dessin est une manière d’habiter l’espace. L’écriture reste quelque chose de moins spontané. Goethe a un très beau mot, je crois, à ce sujet : « L’âme raconte beaucoup d’elle même en dessinant ». Dans le dessin, a fortiori dans l’aquarelle, il y a moins de triche que dans l’écriture : adieu les repentirs ! L’un des écrivains qui m’a habité pour l’écriture de Taraconta, c’est Claude Simon qui avait commencé une carrière de peintre mais qui a assouvi son désir de description dans la forme romanesque. Idéalement, j’aurais voulu faire de la bande-dessinée pour pouvoir proposer un continuum entre l’image et le texte. Mais ce continuum n’a rien d’évident pour moi, il y a une faille entre les deux pratiques, que je ne parviens pas à combler. Certes, il m’est déjà arrivé d’écrire un texte pour éclairer l’un de mes dessins. Dans La ligne des glaces, j’ai inséré des dessins au sein même du roman.
La pratique du dessin m’aère souvent l’esprit, après des heures passées derrière un écran d’ordinateur. Je travaille toujours sur plusieurs projets en même temps. Dans un mouvement d’aller-retour de l’un à l’autre, dans l’espoir que les livres et les dessins dialoguent entre eux mais ça ne marche pas toujours ! Je peux écrire et dessiner le même jour, mais un seul dessin, un seul texte à la fois. En ce moment, je suis fasciné par les crânes de cervidés, ces trophées de chasse qui sont accrochés partout ici, à Chambord et je découvre en les dessinant qu’aucun crâne n’est semblable. Même dans la mort nous sommes différents. Les crânes des élans, surtout, sont très humains. Il y a un côté Dark Vador de toutes ces gueulent décharnées qui aspirent les ténèbres, on croirait qu’ils brament encore dans la nuit.

Zone Critique : Si Icecolor semblait être une exhortation à la contemplation et à la méditation poétique à partir des tableaux de Kirkeby, Jérusalem Terrestre aborde des enjeux plus politiques. Comment expliques-tu ce glissement du poétique au politique ? Tu affirmes également vouloir rester fidèle à Camus (figure centrale de ton deuxième roman, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu) et à sa théorie de la littérature embarquée. Qu’entends-tu par là ?

Toute la vie, nous sommes embarqués sur une galère et notre tâche est de ramer – à contre-courant si nous le pouvons – aux côtés de nos semblables mais nous ne pouvons pas quitter le navire avec les rats et les enfants.

Emmanuel Ruben : Ces deux versants, le géopoétique et le géopolitique, m’habitent en permanence. Ils ont toujours été présents dans mes livres. Même dans Icecolor, des préoccupations environnementales s’inscrivent en filigrane. La ligne de démarcation entre les deux est loin d’être nette. Les deux préoccupations sont au cœur de Dans les ruines de la carte (essai paru en octobre 2015 aux éditions du Vampire actif). Ce sont toujours les deux versants d’une même approche. Quoi qu’il advienne, nous sommes toujours embarqués, pris dans le courant des événements. « Embarqué » est d’ailleurs le mot par lequel commence La ligne des glaces. Je crois qu’un écrivain doit s’efforcer, tant que possible, de se penser comme embarqué, dans son siècle, dans son pays. Dans la littérature engagée, il y a quelque chose de trop martial et de trop volontariste, un côté débarquement, 6 juin 44, comme si on pouvait décider de ses choix politiques. De même, il faut prendre garde à ne pas se murer dans une tour d’ivoire. Je ne pense pas que le désengagement rêveur dont parle Rimbaud puisse encore fonctionner de nos jours. Camus parle de cela dans son Discours de Stockholm. Toute la vie, nous sommes embarqués sur une galère et notre tâche est de ramer – à contre-courant si nous le pouvons – aux côtés de nos semblables mais nous ne pouvons pas quitter le navire avec les rats et les enfants. Par exemple, après sa déportation, Kertész a choisit de demeurer en Hongrie, ce pays où il est né mais qu’il honnit. C’est une façon pour lui de rester vigilant, et d’accepter son sort. C’est un geste politique, le panache en moins. Il me semble que c’est emblématique d’une certaine humilité.

Zone Critique : Penses-tu qu’au sein même de la géographie, il existe une articulation entre le poétique et le politique ?

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Emmanuel Ruben : La géographie, contrairement à l’histoire, possède une dimension onirique évidente. Hier soir, j’ai relu les premières pages de Séraphita de Balzac dans lesquelles il décrit la côte de la Norvège. Son pouvoir d’évocation est si puissant qu’en lisant ce passage on voit les fjords se dessiner, on se met à voir des fjords toute la nuit, on ne peut s’empêcher d’en rajouter dans ses rêves.
Avec Dans les ruines de la carte je suis revenu de façon critique sur mon « éducation géographique » et sur ma fascination enfantine pour les cartes. J’y ai décelé 4 étapes. 4 découvertes géographiques. Première découverte : que la géographie, ça sert d’abord à faire des guerres, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Yves Lacoste. Deuxième découverte : que les frontières sont infinies, donc franchissables. Borges rend compte de cela avec son rêve d’une carte à l’échelle 1 : 1. Un cartographe travaille toujours dans l’approximation, il est obligé de simplifier la réalité. Troisième découverte : que tous les peuples sont imaginaires. La géographie permet également de prendre la mesure de la dimension imaginaire du politique. Un pays commence à exister à partir du moment où on y croit. On invente des nations lorsqu’on a fini d’inventer des territoires. Quatrième découverte : qu’un archipel en cache toujours un autre. Le motif de l’archipel est une belle métaphore de ce point d’intersection entre le politique et le poétique. L’archipel, c’est la vaste mer mais c’est aussi le camp d’internement. Soljenitsyne renvoie à cette double dimension avec L’archipel du goulag. Au fur et à mesure de mes études, j’ai déconstruit mes présupposés. Sous la dimension poétique de la géographie se dessine toujours un imaginaire politique, de même que chaque discours politique s’adresse à un imaginaire collectif.

Zone Critique  : La ligne des glaces tisse des liens entre quête de soi et quête du monde. Dans Icecolor, tu écris « Quand donc voyager a-t-il signifié autre chose que partir à la recherche de soi-même en croyant se fuir, lever ses cauchemars en croyant chasser sur ses rêves, aller au bout de sa propre nuit, affronter ses hantises et les étrangler de retour dans sa chambre ou dans son atelier, sur une toile ou sur du papier ? » Tu affirmes régulièrement le lien entre errance intérieure et voyage, est-ce une problématique qui te tient particulièrement à cœur ? Les questions de l’espace et de l’identité sont-elles liées ?

Emmanuel Ruben : Pour cette question, je ne peux m’empêcher de penser à Perec, et pas seulement à W ou le souvenir d’enfance mais aussi à La vie, mode d’emploi, Penser/Classer. Dans Espèce d’espace, il décrit l’alternative suivante :

« Ou bien s’enraciner, façonner ses racines, arracher à l’espace le lieu qui sera vôtre, bâtir, planter, s’approprier millimètre par millimètre son «chez-soi», être tout entier dans son visage, se savoir cévenol, se faire poitevin. Ou bien n’avoir que ses vêtements sur le dos, ne rien garder, vivre à l’hôtel et changer de pays, parler et lire indifféremment quatre ou cinq langues, ne se sentir chez soi nulle part mais bien presque partout. »

Il n’y a plus de lieu natal ou de langue maternelle. Notre langue, c’est celle qu’on apprend à l’école. On ne baigne pas dans une langue comme on baigne dans un liquide amniotique. La langue, on la défend, on l’utilise et on la transforme.

Je choisirais sans hésiter la seconde alternative. Il n’y a plus de lieu natal ou de langue maternelle. Notre langue, c’est celle qu’on apprend à l’école. On ne baigne pas dans une langue comme on baigne dans un liquide amniotique. La langue, on la défend, on l’utilise et on la transforme. Dans l’idéal, il faudrait vivre dans l’entre-deux lieux, dans un interstice, sans ancrage. Je crois, comme Victor Hugo, que l’exil est un mythe. Je ne me sens pas attaché à un lieu en particulier. Chaque endroit possède une résonance particulière qu’il faudrait saisir. La phrase citée dans Icecolor est avant tout interrogative. Voyager est un privilège de petit-bourgeois. Nous sommes des hommes-touristes face aux réfugiés qui vivent le voyage comme une épreuve, comme un exil, comme une manière de mettre tous les jours sa tête sur le billot, pour reprendre l’expression de Nicolas Bouvier. À la suite d’un périple éprouvant, je n’ai pas envie d’écrire un récit de voyage mais un roman. J’ai envie d’habiter ce que j’ai vécu. Le vrai lieu, dès lors, serait le roman.

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À l’origine de tous mes livres, je m’en rends compte à l’instant, il y a un voyage raté. C’était le cas dans Icecolor, dans Jérusalem Terrestre, aussi bien que pour le narrateur de La ligne des glaces ou de Halte à Yalta. Un voyage raté est à l’origine de l’écriture de Taraconta, mon prochain roman. Ce livre relate une enquête autour d’un sabre disparu. Pourtant, ce qui a servi de déclencheur à l’écriture, ce n’est pas la lecture du livre de Claudio Magris, Enquête sur un sabre, que je lirais plus tard, mais un voyage complètement raté au pays de Magris, en Italie. J’y étais allé seul, au début du mois d’avril (2010 si je me souviens bien), il faisait très froid, je dormais sous une tente et j’ai traversé une sorte de crise existentielle. Le voyage allait de déconvenue en déconvenue, dès le passage raté de la frontière, à pied, dans la neige, et je suis rentré à la maison déprimé, n’ayant plus aucune confiance dans les voyages. En fait, le seul moment où j’avais éprouvé quelque chose de fort, c’était à Côme. Pas vraiment face au lac mais face à la coupole du Duomo, lorsque j’étais en train de réaliser une aquarelle de la coupole se reflétant dans le lac. Car là, tout à coup, j’ai reconnu la couleur de la coupole, ce vert de bronze oxydé, très particulier. Et je me suis souvenu d’un puzzle, quand j’étais enfant. C’était un puzzle 1000 (ou 3000) pièces d’une vue de Côme. Ce puzzle, pour un enfant de 9-10 ans, était une véritable épreuve. Trop de pièces se ressemblaient, le ciel et le lac étaient des casse-tête absolus, sans compter tous ces reflets ! Dans un kiosque de Côme, j’ai acheté une carte postale d’une vue aérienne oblique de la ville. Et je me suis souvenu que c’était cette vue, la même prise de vue, exactement, qui avait servi à l’établissement du puzzle. On pense à Perec, bien sûr, et à La vie mode d’emploi mais à ce moment-là je n’en connaissais que des extraits étudiés au lycée ; je l’ai lu plus tard.
Qu’est-ce que j’ai compris, face à ma carte postale ? Que j’avais besoin, pour me consoler de ce voyage raté, pour justifier mon retour abrégé en France, d’écrire un roman. Que seule l’écriture d’un roman dans lequel je me perdrais comme dans un puzzle pourrait me consoler du ratage absolu de ce voyage – et d’une histoire aussi qui finissait et que je croyais pouvoir fuir en entreprenant ce voyage. Mais la seule fuite possible et réellement salutaire, c’était le roman.
J’ai cherché alors dans mes souvenirs, quelle était la plus grande énigme de mon enfance. Et c’est alors que j’ai repensé à un sabre, accroché dans le salon de mes grands-parents. Je me suis dit : il ne te reste plus qu’à écrire l’histoire de ce sabre. Et comme je ne savais strictement rien – au point que je me demande souvent s’il y avait vraiment un sabre – j’ai tout réinventé, à commencer par les lieux, les personnages, les grands-parents et les grands-oncles du narrateur, Samuel Vidouble (qui est, oui, comme son nom l’indique, un double).
J’ai ensuite travaillé sur l’harmonie et le rythme. Un bon récit, c’est une sonate (mon modèle pour Halte à Yalta). Un bon roman, c’est une symphonie ou à la rigueur un concerto.

Il ne faut jamais respecter scrupuleusement le plan tiré sur la comète romanesque. Ce serait le meilleur moyen d’écrire un roman didactique et emmerdant.

Face à Chambord, le roman idéal n’est plus la cathédrale de Hugo ou de Proust, c’est le dernier rêve inachevé de Léonard, c’est le château échevelé de François Ier. Observer Chambord de nuit ou tôt le matin a quelque chose de magique : il n’y a aucune symétrie et pourtant l’ensemble est harmonieux. Pourquoi ? Parce que le plan original – en svastika – n’a pas été respecté. Parce que les tours ont bougé – elles ont pivoté sur elles-mêmes, avec leurs cheminées, leurs clochetons et leurs mansardes. Ce qui donne l’impression, quand on s’approche du château dans le brouillard matinal ou le crépuscule, qu’il remue encore. C’est une belle leçon pour un roman : éviter les symétries chiantes, laisser un peu de folie, créer des déplacements, des surprises. On doit être surpris, ébloui, étonné à chaque chapitre. Ne jamais respecter scrupuleusement le plan tiré sur la comète romanesque. Ce serait le meilleur moyen d’écrire un roman didactique et emmerdant.

Propos recueillis par Pierre Poligone