Avec son quatorzième roman, intitulé Envoyée spéciale, et toujours publié aux éditions de Minuit, Jean Echenoz confirme à nouveau être l’un des plus grands écrivains français contemporains, en faisant la démonstration de sa virtuosité narrative et syntaxique, à travers l’histoire de Constance, héroïne malgré elle d’une mission de renseignements en Corée du Nord : un grand cru, à lire sans modération.
Depuis une quinzaine d’années, on était habitué avec Echenoz à des publications courtes qui excédaient rarement les trois-cent pages. Comme des exercices de style, où l’écrivain s’affaire davantage à l’élaboration du texte, phrase après phrase, paragraphe après paragraphe, qu’à la construction en tant que telle d’un roman dans les canons du genre qui mettrait en avant une intrigue, chapitre après chapitre. Ici, dans Envoyée spéciale, Echenoz fait la synthèse de ces dernières années en l’injectant dans un véritable roman, mais où le souci de la narration se trouve une nouvelle fois distordu par la prouesse innovante de son écriture.
On se place avec ses personnages dans un semblant de polar, doté d’armes et de morts ; seulement, ils ne sont que le prétexte à la réalisation d’une histoire, qui avance grâce à la seule performance littéraire d’Echenoz. Celle de Constance donc, femme d’un musicien nommé Lou Tausk, qui est kidnappée par des agents de services secrets gouvernementaux, en vue de mener à bien une opération d’espionnage en Corée du Nord. Nous la suivons à chaque étape de son périple, entourée par une foule d’inconnus qui ne voient en elle que la clef de leur action à tâtons. Jetée au milieu de cette déperdition militaro-sociale, Constance garde le savoir-vivre d’une grande dame qui ne sacrifie jamais l’élégance à la fureur de l’urgence. De manière détachée, elle assume son rôle improvisé pas à pas au sein d’une comédie dramatique dont elle ignore les tenants et les aboutissants avec une clairvoyance implacable. Jean Echenoz nous offre là une héroïne haute en couleurs qui, perdue dans les interstices d’une affaire diplomatique, crée l’équilibre entre la discrétion et l’éclat.
Un grand ballet d’apparitions
En quelque sorte, l’intrigue compte moins que sa déclinaison vertigineuse parmi les péripéties. Les objets, les personnages, les phénomènes se répondent avec une virtuosité dont seul Echenoz a le secret. Derrière l’allure de la légèreté voire de la digression désinvolte, chaque élément présent, page après page, participe à l’édification d’un grand ballet où l’élégance prédomine. Entre les facéties du général Bourgeaud en charge de la mission dans ses discussions avec Paul Objat, celui qui l’assiste tout au long de ses décisions ; la quête lascive de Tausk pour retrouver sa femme, épaulé par son demi-frère Hubert ; les apparitions séquencées des seconds couteaux, comme les ravisseurs nommés Jean-Pierre, Christian, Victor, Clément Pognel, Louis-Charles, Lessertisseur, et enfin les femmes qui viennent soutenir les hommes dans leur entreprise hasardeuse, soit Marie-Odile, Lucile, ou encore Nadine Alcover, Jean Echenoz parvient à tisser un drame à l’esthétique hitchcockienne en employant le principe du McGuffin, – à savoir que la raison première de l’intrigue importe infiniment moins que la participation des protagonistes au cours de l’histoire.
Jean Echenoz parvient à tisser un drame à l’esthétique hitchcockienne en employant le principe du McGuffin, – à savoir que la raison première de l’intrigue importe infiniment moins que la participation des protagonistes au cours de l’histoire.
Le moindre détail concourt à la mise en place d’un univers où les mots donnent vie, rehaussent et sacralisent les choses. Que l’on soit à Paris, dans la Creuse avec Constance séquestrée, ou encore en Corée du Nord où tous les personnages virevoltent désormais dans un espace-temps qui leur est inconnu mais dont ils s’affirment au centre, Echenoz sait à chaque instant mettre en route sa grande mécanique littéraire afin de nous donner à écouter sa symphonie singulière, construite puis déconstruite puis reconstruite, à la Malher. Dénué de pathos mais subtilement attentif aux faits et gestes, méticuleusement sensible aux parcours de tout ce qui compose son écriture, Jean Echenoz a le génie de conférer l’allure du naturel et du commun à ce qui relève de la plus haute sophistication.
Extrait : « Au retour d’un de ces week-ends, la limousine de Gang était passée près de l’aéroport où Clément Pognel, à l’instant, venait de débarquer. Les services de Bourgeaud lui ayant forgé un rôle de conseiller agro-alimentaire, son visa n’avait pas tiré l’œil et, pour ne pas risquer d’interférences entre agents, on s’était aussi débrouillé pour le faire descendre au Potonggang, autre hôtel réservé aux touristes, loin du Yanggakdo où Jean-Pierre et Christian commençaient à broyer du noir bien qu’ils fussent beaucoup mieux logés. Car le Potonggang, nettement moins cher, présentait des inconvénients : peu d’eau chaude la plupart du temps, la nuit pas d’eau du tout, courant souvent coupé donc ascenseurs bloqués, chambre glaciale dont la fenêtre et l’accès au balcon étaient scellés, bruits nocturnes inquiétants quand Pognel tentait de trouver le sommeil sur un lit granitique, d’un confort encore inférieur à celui de son fauteuil en classe touristique. (…)
C’est donc de mauvaise humeur, en deuil de sa bestiole de compagnie, que Pognel a pris contact quelques jours plus tard avec Constance selon le mode opératoire indiqué par Objat : dans les toilettes de l’hôtel Koryo, l’un et l’autre échappant trois minutes à la vigilance de leurs guides. Vu ce contexte, leur entretien a été bref. Et déséquilibré : Pognel, ayant organisé son rapt, sait parfaitement qui est Constance, laquelle ne sait rien de lui. Bon, a demandé Pognel, on en est où avec le type ? Il devrait commencer à être mûr, a répondu Constance – comme au temps où l’on parlait d’elle en ces termes –, ça n’a pas l’air de bien tourner pour lui, je vois qu’il a peur. Parfait, a dit Pognel, j’attends les instructions, je tâche de vous tenir au courant. Rejoignons les autres, maintenant, avant qu’ils se doutent d’un truc. » (pages 262-264)
- Envoyée spéciale, Jean Echenoz, éditions de Minuit, 320 pages, 18 euros 50, 2016